Audrey [00:00:30] Cette semaine, un petit bijou de littérature à portée de toutes et de tous qui s’appelle Djinns et qui a été écrit par l’autrice franco-sénégalaise Seynabou Sonko. Ce premier roman que j’ai trouvé entre autres très drôle est un récit sur les difficultés du multiculturalisme. Elle décrit deux mondes et deux identités mais aussi la confrontation entre le rationnel et l’irrationnel. On suit le personnage principal de Penda. L’histoire aborde également la découverte de la schizophrénie d’un autre personnage qui s’appelle Jimmy. Son état est un peu révélateur de celui de Penda. Comme autres personnages, il y a aussi la grand-mère qui s’appelle Mamie Pirate qui se donne pour mission de guérir Jimmy grâce à ses propres croyances issues de la médecine africaine traditionnelle. Elle répète au long du livre : « Les psys, c’est pour les blancs ». 

[00:01:24] On sent que le personnage de Penda est tiraillé entre le Sénégal d’où vient sa mère qui est disparue, et la France où elle vit avec sa grand-mère guérisseuse qui l’a élevée. Elle, Penda, a le don de voir des Djinns. C’est le singulier de « Jnoun ». Ce sont des créatures surnaturelles dans la tradition musulmane qui sont souvent invisibles à l’oeil humain. Elles peuvent être bonnes ou mauvaises et influer un peu nos comportements, elles peuvent se transformer, etc. Ca me fait beaucoup penser à ce qu’on appelle aux Antilles les Soucougnans, une version un peu plus diabolique de ces personnages-là. Ce sont des personnages surnaturels qui viennent nous hanter. C’est comme une métaphore filée pour parler de la santé mentale dans les communautés afro-descendantes. Je trouve la manière dont c’est amené très intéressante puisque la santé mentale est très taboue dans les communautés afro descendantes, ce qui a pour conséquence d’importantes disparités. En France, il n’y a pas de chiffres parce « qu’on ne voit pas les couleurs » mais le célèbre hôpital McLean situé aux Etats Unis a affirmé qu’il y avait 25 % des Noirs qui cherchaient à obtenir un traitement pour leur santé mentale contre 40 % des Blancs. Pour ce qui est de la source de ce tabou, il y a plusieurs raisons : il y a par exemple les clichés historiques qui remontent à l’esclavage. On pensait par exemple que les esclaves n’étaient pas assez évolués mentalement pour développer des troubles de santé mentale. Il y a également le fait que l’on prête souvent beaucoup de résilience aux personnes afro descendantes comme si elles étaient plus fortes et qu’elles pouvaient endurer plus de choses. Il y a la fausse croyance selon laquelle un trouble psychologique est une faiblesse personnelle. Il y a le fait que les soins de la santé mentale ne soient pas très accessibles dû à leurs prix élevés. De plus, les communautés afro descendantes sont souvent les plus précarisées, notamment aux États-Unis et en France. Il existe ce qu’on appelle le « syndrome méditerranéen ». Pour résumer, ce sont les médecins qui ont tendance à donner un mauvais diagnostic et un traitement inadéquat aux personnes racisées parce qu’ils ont l’impression qu’elles exagèrent.On ne va pas prendre en compte leur souffrance, on ne les prend pas au sérieux. Je trouve ça donc super d’en parler de manière détournée dans un livre de fiction à travers la métaphore des Djinns. On retrouve tout au long de ce livre une frontière très floue entre ce qui est rationnel et irrationnel, tout ce qui est mystique et de l’ordre du psychiatrique ou de la pathologie. On voit bien que ce qui est trouble mental dans la culture cartésienne peut complètement être considéré comme quelque chose de magique et de spirituel dans une autre culture. Je trouve que Seynabou Sonko n’est pas manichéenne dans ce livre. Elle va plutôt essayer de trouver une conciliation des deux et de montrer qu’on peut faire avec les deux. C’est ce qu’elle essaie de dire dans son livre puisqu’elle vient de deux cultures complètement opposées, une beaucoup plus cartésienne et une qui va beaucoup plus s’appuyer sur des ressentis (sa grand-mère est guérisseuse, elle croit au surnaturel, etc). Elle n’essaie pas de rentrer en opposition entre ces deux mondes. La schizophrénie de son ami est aussi un prétexte pour parler de ces deux mondes qui coexistent ensemble. Je pense que c’est un livre qui peut parler à beaucoup de personnes qui se sont un jour sentis le cul entre deux chaises, qui appartiennent à deux cultures, qui trouvent que leur place n’est nulle part, qui sont par exemple ou trop noirs ou trop blancs et jamais tout à fait les deux à la fois. 

Par Audrey Couppé de Kermadec 

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