Voix off Les effets du changement climatique ne sont pas toujours faciles à observer. Souvent, ils se manifestent loin de nous, dans des endroits reculés qui sont difficiles d’accès, voire même inaccessibles, dans des lieux sauvages, loin du monde des humains. C’est le cas du réchauffement climatique en montagne. Ce sont des transformations qui sont rapides, parfois spectaculaires, mais qui ont lieu à très haute altitude. Ça se passe donc loin de notre quotidien. Freddy Meignan est gardien de refuge dans les Alpes. Quand il arrive dans le massif de l’Oisans, il ne sait pas encore qu’il va vivre dix années perché sur la montagne de ses rêves, mais aussi qu’il va vivre un terrible accident, un événement qui va le bouleverser intérieurement.
Freddy On ne s’y attendait pas à six heures et quart du matin. J’avais réveillé les cordées à quatre heure et j’étais parti. Je m’étais couché sur la terrasse et puis tout d’un coup, voilà un énorme bruit. Mon sang n’a fait qu’un tour et on a eu peur.
Voix off Avec le dérèglement climatique et l’impact des activités humaines, de plus en plus de personnes vont voir leur environnement familier changer radicalement. Dans ce podcast, nous partons à la rencontre de celles et ceux qui vivent déjà ces bouleversements dans des lieux d’une grande beauté, accessibles ou reculés, des endroits vulnérables, abîmés mais aussi résilients. Nous raconterons ces lieux magiques et aimés pour en garder la trace avant qu’ils ne disparaissent. Une série documentaire de la journaliste et documentariste Flora Trouillot. Bienvenue Solastalgie.
Freddy Ce n’était pas du tout un projet de vie. Avant, je vivais en zone urbaine. J’ai vécu en ville, j’y ai travaillé mais j’ai toujours aimé la montagne. Ca doit être d’origine familiale, je ne sais pas… Depuis que je suis tcho, même en étant citadin, j’ai toujours vécu avec ça. Il y a un moment de ma vie où je me suis dit : « Je suis de ceux qui pensent qu’on n’a qu’une vie » et j’avais vraiment envie de vivre ma seconde partie de vie à fond dans un endroit qui me porte et que j’aime. J’ai quitté la région parisienne et je suis venu en montagne. J’avais remarqué que les gens qui se promènent en montagne, les gens qui font des randos, les gens qui font de l’alpinisme ou les gens qui font du ski de rando, quand ils vont en montagne un jour, deux jours ou trois jours et qu’ils reviennent, ils ont des étoiles plein les yeux et très souvent, ils parlent de leur passage en refuge. C’est un moment important dans ce voyage. Ça permet de se poser. C’est un moment d’humanité important dans un voyage non pas extraterrestre mais en dehors de la vie humaine classique. Bref, j’ai commencé dans un tout petit refuge, une cabane de berger, un des plus petits refuges gardés de France. Après, j’ai eu de la chance. Comme quoi des fois, quand on est motivé… De toute façon la chance rencontre souvent la motivation. C’est le refuge du Promontoire qui est en face sud de la Meije, à 3100 mètres. Il est perché en falaise. C’est un refuge un peu emblématique dans le sens où il n’y a pas beaucoup de refuges en France à plus de 3000 mètres. Il y en a onze à ma connaissance et le refuge du Promontoire en plus. Je disais qu’il est au pied de la Meije et je ne sais pas pourquoi, vous savez, quand on tombe amoureux, on n’arrive pas toujours à l’expliquer, mais je suis un peu amoureux de cette montagne. Elle est belle. Elle est plus que belle. Elle est mythique. Elle me provoque des émotions.
Voix off Depuis très longtemps, Freddy est fasciné par cette montagne. Elle s’appelle la Meije. La Meije est une montagne bien connue des alpinistes, d’abord parce qu’elle est très belle -on dit même qu’elle est parfaitement asymétrique- et aussi parce qu’elle a une histoire.
Freddy Il y a eu toute une période qui est plus du tout d’actualité, où c’était les grandes conquêtes. A l’époque, on appelait ça les conquérants de l’inutile. C’était les premiers qui arrivaient à tous les sommets entre le 19ᵉ et le 20ᵉ siècles selon les cas. Et la Meije, c’est celle qui a donné le plus de difficultés. C’est le dernier grand sommet des Alpes européennes qui a été conquis en 1877. La Meije est basse. C’est une grande, une immense paroi et il n’y a pas de voie facile. Dans le langage des alpinistes et dans la vie des alpinistes, on parle souvent des voies normales. Par exemple, la voie normale du Mont-Blanc, la voie normale de tel ou tel sommet. La voie normale, c’est la voie la plus facile parce que c’est par là qu’on peut y accéder. La plupart des sommets, même ceux qui ont des parois ou des voies difficiles, ont souvent une voie relativement facile par rapport aux autres, sauf la Meije. Voilà, c’est pas un truc que tu décides le matin, tiens je vais aller faire la Meije. Non. C’est un objectif, c’est un projet, c’est toute une histoire d’aller faire la Meije, même aujourd’hui. Ca marque la vie d’un alpiniste.
Freddy Ce fameux refuge du Promontoire s’est libéré en 2008 et j’ai postulé. J’avoue qu’il faut mesurer l’émotion que ça crée. Je me rappelle encore quand j’ai appris que je l’avais, j’ai failli m’écrouler. J’avais les jambes qui flagellaient, l’émotion était un peu forte. C’est un rêve qui tout d’un coup t’arrive sur la tronche. Je suis devenu gardien de refuge dans un refuge mythique que j’aimais et que j’aime.
Voix off Ce refuge est situé très haut dans la face de la montagne. C’est un petit cube de métal avec tout autour un étroit balcon. Dans cette boîte d’allumettes dans laquelle on se sert, on est en contact immédiat avec les éléments naturels.
Freddy On est sur un Promontoire comme son nom l’indique, puisque le refuge s’appelle le refuge du Promontoire. On est sur une crête, une arête rocheuse qui descend de la face sud, cette fameuse face qui a entre trois et quatre mille mètres et qui, bien sûr, est exposée à tous les vents et à tous les éléments. C’est aussi ça l’intérêt. On est comme sur la proue d’un navire en pleine tempête. On se prend tout dans la tronche. Tout. Le vent, les éclaires, tout ça. On est dans un milieu là haut où, sans être excessif, tout ce qu’on peut vivre en bas quand on est dehors est multiplié par x, je ne sais pas par combien de fois, mais tout est plus fort, plus puissant. On est loin de tout et pas que géographiquement. Là haut, on est en permanence attentifs et branchés sur les éléments, sur tout ce qui se passe autour. On est toujours les cinq sens actifs. On n’arrête pas de regarder ce qui se passe, on n’arrête pas d’écouter. La nuit, le moindre bruit inhabituel, même une demi heure après s’être endormi, ça réveille quoi. Là haut, on se la pète pas. Là haut s’il fait mauvais, personne peut venir nous chercher sur quoi que ce soit. Parfois on est tout seul au sens propre du terme. On ressent un drôle de sentiment. On se sent petit, tout petit. C’est marrant comme des fois, en se sentant petit, on se sent mieux. On se sent être, on se sent vulnérable mais on se sent faire partie de. Clairement les gens qui ont ce projet de venir ne viennent pas par hasard. C’est un projet souvent ancré depuis longtemps. Quand ils arrivent au pied, c’est comme la veille d’un examen avec des enjeux un peu vitaux donc, incontestablement, il y a un peu de stress. On ne peut pas dire le contraire.
Voix off Freddy veille sur les alpinistes qui viennent dormir dans le refuge avant de partir pour les sommets. Le soir, ils partagent un petit verre de rhum, prennent un repas tous ensemble et font le point sur la météo du lendemain. Quelques heures de sommeil plus tard, ils se lèvent au milieu de la nuit pour commencer l’ascension par cordée de plusieurs alpinistes et Freddy, lui, les surveille.
Freddy On est toujours attentif à la fois pour regarder ce qu’il se passe et à la fois parce qu’on a souvent des cordées qui sont parties et qu’on se pose toujours la question de s’ils ne sont pas dans l’axe.
Freddy Normalement, la nuit en montagne ça gèle tout le temps mais on a de plus en plus des nuits où ça ne gèle pas. Cet été là, on avait eu deux nuits où ça avait gelé.
Voix off En montagne, les blocs de rochers sont maintenus ensemble par de la glace qui fonctionne comme une sorte de ciment. Souvent, quand il fait chaud l’été, la glace fond pendant la journée mais elle regèle la nuit ce qui permet de ressouder la roche ensemble pour une nouvelle journée de chaleur. Sauf que depuis plusieurs étés, rien ne se passe normalement.
Freddy On ne s’y attendait pas à 6 h 15 du matin. J’avais réveillé les cordées à 4 heure et elles étaient parties. Moi, je m’étais recouché sur la terrasse et puis tout d’un coup, un énorme bruit. D’abord, j’ai essayé de comprendre ce qu’il se passait. J’ai vite vu qu’il y avait un problème parce que je me tourne vers la Meije, le temps que je réagisse et que je situe le lieu. Je n’ai pas vu les toutes les masses rocheuses parce qu’elles étaient tombées très vite mais par contre ça avait entraîné beaucoup de neige. Je me suis demandé : « est-ce que ce n’est pas simplement de la neige ou des blocs de glace qui tombent ? » Très vite, j’ai compris qu’il n’y avait pas que la neige. Ce qui est tombé, c’est parti à 3600 mètres. C’était l’équivalent des petites tours rocheuses mais des petites rocheuses qui font l’équivalent d’immeubles de quatre étages qui tombent sur six cent mètres. Vous imaginez le bazar ? D’autant plus que j’avais les cordées qui étaient parties. Ca n’a fait qu’un tour et on a eu peur. Là, on a surtout cherché à voir très vite où étaient les uns et les autres avant de mesurer la gravité de l’éboulement. C’était d’abord du secours humain. Après, ça s’est enchaîné très, très vite. Petit à petit, on a resitué. Quand l’hélico est arrivé, on a vite mesuré que c’était heureusement pas si grave que ça. Je ne parle pas de l’éboulement, je parle du bilan humain. L’hélico a vite repéré les cordées. Bien sûr, je leur ai donné les renseignements sur le nombre de cordées de façon à ce qu’on soit sûr qu’il n’y ait pas quelqu’un qui ait été emmené. Après, tout le monde a été ramené les uns après les autres au refuge. Il y a une cordée qui était complètement en bas, qui était partie sur une autre voie de la face, ce qu’on appelle la Pierre Allain, une voie de la face sud. Ils sont revenus avec leur casque et avaient été défoncé par les cailloux. Ils avaient pris des petits cailloux, mais ils étaient, eux, indemnes. Non, on en a eu beaucoup, beaucoup, beaucoup de chance. Je ne crois pas au miracle, mais là, il y en a eu un. Il n’y a pas eu de morts. Des fois on ne comprend pas comment ça se passe. Mais là, ça s’est bien passé.
Voix off Pas de mort. Un soulagement, un miracle même, comme le dit Freddy, mais ce matin du 7 août 2018, dans un grand fracas, deux gigantesques tours rocheuses se sont bel et bien effondrées sur le glacier Carré.
Freddy Comme ça s’était éboulé juste au dessus de l’itinéraire de la voie normale, on a eu des reconnaissances aériennes, les géologues nous ont clairement dit qu’il y avait une grosse masse encore qui menaçait et qui allait tomber donc de fait, plus personne n’est allé sur la majeur. Je me suis retrouvé un 7 août comme gardien de refuge pour accompagner ceux qui vont en montagne avec, tout d’un coup, en pleine saison cette fois ci, le refuge désert. J’avoue que ça fait bizarre parce qu’après il a fait beau tout le mois d’août et je me retournais vers la Meije pour voir les cordées et il n’y avait plus personne dessus, plus personne au refuge. Voilà. Ca ne laisse pas indemne parce qu’elle reste magnifique la Meije, elle est toujours là. Même si elle est un peu amputée, elle est toujours là. Ça brasse un peu de vivre tout ça là haut. Quand je suis redescendu, je suis arrivé en ville à Grenoble. Je m’en rappelle encore comme si c’était hier. Il y avait un rayon de soleil et les feuilles qui frémissaient avec un petit vent léger, les gens qui se baladaient et qui rigolaient, c’était sympa, c’était l’été à Grenoble. Sauf que je n’étais pas bien. Je n’étais pas bien, j’avais presque envie de crier et de dire : » Mais putain, regardez ce qu’il se passe là-haut », parce que la vie est presque insouciante en bas. J’ai vu l’ouragan climatique arriver, je sais que ça va nous arriver sur la gueule, il est en cours. J’ai eu envie de crier. Je ne l’ai pas fait parce que je pense que je n’aurais pas été compris si j’avais crié comme ça dans la rue mais quand même, ça m’a traversé l’esprit. C’est clairement pour moi un élément, tout ce que j’ai vécu là haut pendant dix ans, à la fois d’une force extraordinaire, d’une beauté et en même temps d’une violence, tout ce qu’on est en train de faire sur terre. Ca a clairement contribué à ma prise de conscience même si j’avais déjà avant une relation forte à la nature. Là, j’avoue que mes dix ans en Promontoire m’ont terriblement marqué sur la responsabilité qu’on a de faire autrement que ce qu’on fait aujourd’hui.
Voix off [00:17:14] Freddy a vu un morceau de sa montagne s’écrouler. Il a vécu un drame en haute altitude, loin du quotidien de la plupart d’entre nous. C’est un peu comme s’il avait été le témoin d’une catastrophe invisible. Cette expérience a été difficile. Son activité s’est arrêtée brusquement et il s’est senti impuissant pour donner l’alerte. Et puis, petit à petit, il s’est mis à en parler autour de lui et à transmettre ce qu’il avait vu. Depuis cet été là, Freddy a quitté le refuge du Promontoire, ce qui était prévu et milite pour la préservation de la montagne. Il continue aussi d’accueillir du monde dans un autre lieu, à plus basse altitude. Si une montagne s’écroule, c’est un peu comme une cathédrale de pierres et de glace qui tombe et dans le massif des Écrins, malheureusement, les éboulements sont de plus en plus fréquents. Ils deviennent la nouvelle norme. Malgré ses cicatrices, la Meije est encore là. Elle est toujours belle. La montagne est un indicateur de ce qui vient à nous, des changements que nous allons vivre et comme le montre Freddy, elle est aussi une puissante source d’engagement.
Flora Trouilloud