Voix off Nous sommes tous attachés à notre lieu de vie, à notre chez soi. Alors quand celui ci est menacé ou qu’il disparaît, ça peut être très douloureux. Amalia Romero a fait cette expérience. Dans les années 50 avec son mari aujourd’hui disparu, elle a construit sa maison tout au bord de la Méditerranée, à Vias plage, dans le golfe du Lion. Elle y a vécu sa vie de famille avec son mari, ses quatre enfants, puis ses nombreux petits enfants qui venaient en vacances, mais cette portion de la côte, le long de la Méditerranée s’est révélée vulnérable. Et quand elle s’est installée là, jamais elle n’aurait pu imaginer ce qui allait se passer.
Amalia J’imagine toujours comment c’était avant, comme c’était beau. C’est vrai que c’est triste. Oui, c’est triste. Surtout quand on tient à son cadre de vie, quand on ne veut pas s’en aller de là où on est, parce que bon, si on est malheureux quelque part, on s’en va et on ne regrette pas tout ça, mais quand on y a vécu toute une vie… Pour nous, avec mon mari, ça a été tout notre but. C’est enraciné chez nous. Oh là là, oui.
Voix off Avec le dérèglement climatique et l’impact des activités humaines, de plus en plus de personnes vont voir leur environnement familier changer radicalement. Dans ce podcast, nous partons à la rencontre de celles et ceux qui vivent déjà ces bouleversements dans des lieux d’une grande beauté, accessibles ou reculés, des endroits vulnérables, abîmés mais aussi résilients. Nous raconterons ces lieux magiques et aimés pour en garder la trace avant qu’ils ne disparaissent. Une série documentaire de la journaliste et documentariste Flora Trouillot. Bienvenue dans Solastalgie.
Amalia On a beaucoup, beaucoup profité de la mer, ça vraiment, oui, beaucoup. Pendant les périodes de vacances, mes enfants étaient là, les petits enfants aussi, tout le monde… C’était des allers et venues tout le temps. Tous les étés, j’ai pu m’occuper de mes petits enfants à plein temps et ça a été ma plus belle période, oui, vraiment. Ils adoraient la mer et ils s’amusaient dedans. Un pneu de poids lourd faisait leur bonheur, une vieille planche à voile… Ça montait, ça plongeait, ça allait, ça venait. Et moi, d’ici, je les surveillais. En 1956, quand on est venu habiter ici, mes enfants étaient jeunes, il y avait un fils d’un pêcheur aussi et il y avait deux petites d’une maison qui s’était construite là, qui venaient de Valence. Je n’avais qu’à sortir là sur ma terrasse ou là bas et je voyais les sept têtes. Ils étaient tous là, c’était bon. D’abord, ils savaient tous nager. Impeccables. Ils savaient tous nager et plonger. On les voyait plus souvent sous l’eau qu’au dessus. C’étaient des vrais poissons. Il n’y avait pas de crainte. On a démarré la construction de la maison en 1955 et en 1956 on s’était installé là. Ça fait un bail. Quand nous avons construit la maison, autour il n’y avait que du sable et des dunes. Il y avait la maison, après il y avait le jardin là, grand et après le jardin, il y avait la plage. Le bout du jardin c’était la plage, mais il y avait une grande plage. Après, il y avait les cabanes des pêcheurs avec leur petit enclos. Devant ces cabanes, ils avaient leur bateau. Après, il y avait les filets. Ces filets ils les étalaient sur la plage pour les faire sécher et ensuite, il y avait la mer. Il fallait courir parce que le sable était chaud, on se brûlait les pieds jusqu’au bord de la mer. Quand on a construit la maison, on a commencé par faire un potager et puis on a planté des arbres petit à petit, des mûriers platanes. J’étais passionnée par le jardinage, par tout ça. Je m’étais arrangée pour faire des abris, des niches, des machins, des rocailles, des trucs, et après, là, à l’abri de la mer, je cultivais des fleurs. J’avais un jardin qui était très beau, pas seulement pour moi, mais tout le monde le trouvait très beau. La mer, elle a eu une grande place dans notre vie. On en a beaucoup profité. Jamais il nous serait venu à l’idée qu’un jour tout ça disparaîtrait et que ça aurait été bien qu’on ait des photos. Photographier les pêcheurs quand le filet est sorti, tout ce poisson au bord de la plage, quand on triait le poisson dans les caisses. Alors on a peut être une photo par ci, par là, Dieu sait où elle sont passées. Tout ça, ça a disparu et on en a aucun souvenir parce qu’on croyait que ça allait être pérenne, comme on dit maintenant, que ça allait être là toute la vie. Mais non, non, non, ça, on l’aurait jamais imaginé. Jamais. Jamais, Jamais, non.
Voix off Avant, devant la maison d’Amalia, au bout de son jardin, il y avait une grande plage mais la mer s’est mise à grignoter le littoral. Dans le golfe du Lion, les côtes sont basses et sableuses, ce qui fait qu’elles sont vulnérables à l’érosion et aussi à la montée des eaux causée par le réchauffement climatique. Quand Amalia et son mari s’installent ici, ils ne le savent pas encore.
Amalia Au début, pendant quelques années, on n’a pas fait attention parce que la mer était loin. Sinon à l’époque, les vagues étaient magnifiques parce qu’elles étaient loin et qu’on avait une grande plage devant la maison. Et puis, petit à petit, petit à petit, cette plage se rétrécit insidieusement, dirons-nous. Elle a rétréci, jusqu’à ce qu’après, ça en devienne inquiétant. Après, c’est devenu même dangereux. Pas dangereux pour nos vies, parce que ça ne nous aurait pas englouti comme un tsunami, c’est pas ça que je veux dire, mais on voyait que tout s’en allait quand même.
Voix off Quand ils réalisent qu’ils sont menacés, Amalia et son mari commencent à se battre pour obtenir des aménagements, pour briser la houle et minimiser l’impact des vagues mais malgré leurs efforts, ils ne les obtiennent pas. Après avoir englouti toute la plage, la mer commence à s’attaquer au jardin d’Amalia, devant sa maison. La mère se rapproche par accoups. Pendant l’hiver, au moment des tempêtes, c’est là qu’elle monte et que les vagues emportent le sable au large. Alors, Amalia et son mari installent des protections minimales au bout de leur jardin mais en 1991, une tempête terrible arrive dans le golfe du Lion.
Amalia La première secousse qu’on a eue, le maritime qui est venu et il nous a conseillé. On a mis des piquets de deux mètres tout le long de notre terrain. Derrière, on a mis des cailloux pas trop gros. Il ne fallait pas les mettre trop gros. En dessous des cailloux, on avait mis une toile pour retenir le sable. On avait fait des travaux comme le maritime avait souhaité qu’on les fasse, toujours à nos frais bien sûr. On a donc fait ces travaux et on est resté quelques années tranquilles. Ca allait, ça venait, mais ça résistait très bien et puis, je sais plus exactement l’année, 1992 ou par là, je ne sais plus, parce que maintenant j’ai un peu mélangé les dates, on a eu l’énorme tempête qui a tout emporté : tous les travaux qui nous avaient été proposés par le maritime, tous ces piquets de deux mètres, des gros piquets énormes enfoncés dans le sable, qui dépassaient de ça du sable. Si vous aviez vu ça ! Les vagues arrivaient, ça partait et on aurait dit qu’il y avait un tire bouchon qui tirait les piquets à l’extérieur. Le piquet, vous le voyez sortir et boum, partir dans les vagues. Après on en a retrouvés à deux kilomètres d’ici, tout le long de la plage. La mer les avait largués après. Il y en avait plus de 200, de ces piquets. C’était stupéfiant. On voyait arriver ces vagues. Ça, ça vous faisait l’impression d’être comme un tracteur-pelle, vous savez, mais un tracteur-pelle énorme. Elles arrivaient, elles tapaient contre le terrain, il n’y avait pas encore les pierres, et en reculant, elle emportait un morceau de terrain. On avait un tamaris au coin du terrain et je l’ai vu tout d’un coup s’enfoncer dans la mer et partir.
Voix off Pendant cette tempête, la mer emporte plusieurs mètres du jardin. Avec son mari, Amalia décide de prendre les choses en main. Ils installent des grands blocs de rochers au bout de leur jardin, et ça marche. Chaque fois que les tempêtes reviennent l’hiver et que la mer se lève, les vagues s’écrasent contre les rochers et ne mangent plus le terrain. La plage n’existe plus, mais la maison et ce qu’il reste du jardin sont sauvés. Pourtant, quand les tempêtes reviennent, Amalia est anxieuse.
Amalia Je surveille la sonorité de la mer. Croyez moi, quand j’entends rien, je sais qu’elle est là, bien calme et bien belle. Quand elle commence à taper contre les enrochements, je me dis : « olalah, encore du mauvais temps qui arrive ». Ca me touche beaucoup, oui, oui. Alors si ça dure une journée, j’arrive à tenir le coup mais si ça dure trois ou quatre jours, là finalement, allez hop, je prends mon fauteuil, on me l’emmène là bas dans ma chambre au nord, je ferme et j’augmente le son. La nuit, c’est dur aussi. On entend : « vroom, vroom », et le vent… Et de penser qu’elle est là, si proche, oui, ça impressionne. J’ai beau lui dire : « arrête, arrête », elle ne m’écoute pas. On ne peut rien faire. Quand elle est comme aujourd’hui, je l’aime, mais quand elle est mugissante, je la déteste. J’aimerais m’en aller dans le Larzac. Oui, c’est assez flippant. Surtout quand ça dure. Quand il y a eu cette grosse tempête, croyez moi, c’était impressionnant, c’était affreux.
Voix off Quand elle pense aux paysages disparus, Amalia éprouve de la nostalgie. Surtout, elle ne veut pas partir alors qu’elle entend parler de relocalisation des habitants. Elle est viscéralement attachée à chez elle.
Amalia Donc nous avons l’enrochement. On est préservé des tempêtes grâce à l’enrochement mais on n’aura plus jamais de plage. J’imagine toujours comment c’était avant, comment c’était beau et c’est vrai que c’est triste. Oui, c’est triste. Surtout quand on tient à son cadre de vie, quand on ne veut pas s’en aller de là où on est, parce que si on est malheureux quelque part, on s’en va et on ne regrette pas tout ça. Quand on a vécu toute une vie, pour nous avec mon mari, ça a été tout notre but. On n’a vécu que pour ça, on n’a vécu que pour la maison. On y tient beaucoup. C’est enraciné chez nous. Oh là là ! Oui, ça fait du mal, c’est sûr que ça fait du mal. Beaucoup. Surtout quand on l’a vécu comme moi, qu’on a vécu les tempêtes, qu’on y était et qu’on voyait tout s’en aller ça comme. Oh là là, c’était dur, dur. Oui, ça fait du mal. Vraiment, je souffre pour la mer, pour la plage, pour tout ça, pour tout ce qui a été et qui n’est plus. Quand on a sa maison, on ne pense jamais à la quitter, on fait tout pour la sauver. Je sais bien que la mer sera toujours gagnante. Je ne crois pas qu’on puisse vaincre la nature si ça continue ainsi, mais au moins si on peut ralentir et protéger un peu les côtes pendant un temps, je ne sais pas moi, pendant cinquante ans, cent ans, c’est encore tout ça de gagné sur la vie des gens. Moi, à mon avis, on devrait tenter. On devrait tenter de préserver.
Voix off Amalia est de nature optimiste et elle veut croire que tout ira bien. D’ailleurs, un nouveau projet est né. Il pourrait permettre de reconstituer le littoral et la plage devant chez elle.
Amalia En ce moment, il y a un projet. Alors ce serait plus les brise lames, ce seraient des filés. Il paraît que ça a été essayé en Baie de Somme et que ça a bien marché. Je croise les doigts pour que ce soit efficace. On met des filés, on immerge des filés. Je ne sais pas comment ils sont. Je ne sais pas trop, mais on immerge des filets un peu au large, là où les vagues se cassent par exemple ou un peu plus loin peut être. Il y a un projet qui va venir de Farinette jusqu’à pas loin de chez nous. Ca brise la fureur des vagues, de la houle, et ça empêche le sable de repartir quand la mer se retire, quand la vague repart. Je veux y croire de toutes mes forces. Je ne sais pas si c’est la méthode Coué mais je veux y croire plutôt que de voir ma maison démolie. Maintenant, remarquez, j’ai 95 ans, peut être que j’arriverai à mourir ici. Je ne sais pas. Je ne voudrais pas m’en aller. Peut être que miraculeusement, ces fameux filets vont nous sauver la mise, qui sait ? Pourquoi pas ? Il y a toujours des choses de nouvelles qui arrivent, des inventions. Il faut y croire.
Voix off Amalia n’est pas prête de plier et elle continue encore aujourd’hui de se battre pour la préservation de son littoral. L’expérience qu’elle a faite ressemble au mal du pays. Un mal du pays sans exil, comme l’appelle le philosophe Baptiste Morizot, c’est à dire un manque que l’on éprouve alors même que l’on n’est pas parti de chez soi, un exil sans départ. Ce manque viendrait du fait que le pays, lui, disparaît. Glenn Albrecht, un philosophe australien, a inventé le mot « solastalgie » pour en parler, qui a donné le titre de notre programme. D’autres parlent encore de chagrin écologique. C’est douloureux parce que le pays, le chez soi, c’est ce qui encapsule nos expériences de vie et nos souvenirs de vie. C’est donc aussi lui qui nous définit. Parler de ces endroits qui disparaissent, c’est déjà garder la trace des lieux, en conserver le souvenir et il paraît que quand on les raconte, ils disparaissent un peu moins vite.
Voix off Solastalgie est une production Nouvelles Ecoutes, créée, écrite et témoignage recueilli par Flora Trouillot.