Voix off Et si le monde devenait silencieux ? Une extinction massive des espèces est en cours et nous risquons de vivre dans un environnement en partie vidé de ses habitants et de leur bruit. Ce silence, Noémie Delaloye en a fait l’expérience. Elle est audio-naturaliste et ornithologue. Noémie est installée en Suisse. Elle a une passion pour les mouettes d’Ekkeroy, une colonie sauvage située en Norvège, à environ 300 kilomètres du pôle Nord, à vol d’oiseau. Elle s’y rend régulièrement les printemps pour enregistrer le son orchestral de cette colonie de mouettes mais sa dernière visite ne s’est pas passée comme prévu. 

Noémie Je vais sur mon chemin habituel et effectivement, la colonie vide. Il y avait le bruit des vagues. Il y avait les autres oiseaux qui étaient un peu présents mais alors rien dans la colonie. 

Voix off Avec avec le dérèglement climatique et l’impact des activités humaines, de plus en plus de personnes vont voir leur environnement familier changer radicalement. Dans ce podcast, nous partons à la rencontre de celles et ceux qui vivent déjà ces bouleversements dans des lieux d’une grande beauté, accessibles ou reculés, des endroits vulnérables, abîmés mais aussi résilients. Nous raconterons ces lieux magiques et aimés pour en garder la trace avant qu’ils ne disparaissent. Une série documentaire de la journaliste et documentariste Flora Trouillot. Bienvenue dans Solastalgie. 

Noémie Le type de sons que j’aime enregistrer, ce sont ceux qui résonnent. J’adore les résonances, alors ça peut être les oiseaux, mais ça peut être les batraciens. Ça peut être même des orages ou ça peut être des insectes mais dans ma pratique, c’est vrai que c’est 90% des oiseaux. On a voyagé pendant six mois avec mon mari à la fin de mes études. On s’était dit qu’on ferait un voyage et on s’est aménagé une voiture dans laquelle on dormait et on a dit on part. On ne sait pas où, on veut faire un tour d’Europe. On revient, on sait pas quand. Quand on n’aura plus de sous. On a commencé par les pays style Belgique, Allemagne et après on s’est dit : « Bon, ben voilà, on va où ? ». On va jusqu’à la pointe du Danemark. On arrive à la pointe du Danemark, on dit : « bon bah maintenant on est à la pointe » et là on a vu qu’il y avait un bac, on regarde et on dit :  » Ah bah il y a un bac qui part vers la Suède », donc on prend le bac. On a commencé notre voyage là et on a découvert des étendues beaucoup plus grandes. On est arrivé là bas avec le printemps, avec toutes les espèces qui arrivaient successivement les unes après les autres, donc des ambiances sonores qui évoluaient très rapidement et puis justement aussi, le fait qu’il y ait très peu de réseau routier, très peu d’avions qui passent. J’ai découvert la dimension sonore non polluée et là, j’ai dit : « Ah ! ». C’est inimaginable. C’est un trésor. C’est ça qui m’a donné envie d’y retourner. Après, forcément, une fois qu’on est en Suède, on découvre la Norvège, on découvre la Finlande, on découvre toutes ces choses là. Dans le fil de notre voyage, on a participé à des recensements pour des stations ornithologiques et depuis ces bases là, on a fait des rencontres. On a aussi discuté avec d’autres ornithologues qui nous ont dit : « Ah bah tiens, faudrait que vous alliez là bas, au Varanger, parce qu’il y a des super spots ». On est donc monté là bas et c’est comme ça que j’ai découvert Ekkeroy et le Varanger en général. 

Voix off Noémie Delaloye découvre en 2003 Ekkeroy, une presqu’île nichée au nord de la Norvège, qui abrite un vieux port de pécheurs et de nombreuses espèces d’oiseaux, notamment une colonie de mouettes tridactyles, une espèce d’oiseau de mer qui ressemble au goéland. C’est le moment où Noémie commence à enregistrer les sons de cette colonie, toujours au printemps, moment où les mouettes s’occupent de leurs petits qui viennent de naître dans leur nid. 

Noémie A la base, c’est une île qui s’est transformée en presqu’île à cause des courants. Il y a toute une partie autour de la presqu’île qui est sous forme de plages, entre sable ou gros galets. Il y a une grande falaise côté sud où il y a justement toute cette colonie de mouettes tridactyles. Alors, la mouette tridactyle, elle est pas très grande. Elle est un peu comme notre mouette rieuse. Elle est très blanche, d’un blanc immaculé sur la tête et le ventre, elle a un très joli gris sur le dos. Elle a juste le bout des ailes noires, comme si elle les avait trempées dans de l’encre. Elle s’appelle Tridactyle parce que sur ses pattes, noires d’ailleurs, elle n’a que trois doigts. Quand elle niche, le nid est construit à flanc de falaise. C’est un nid acrobatique. Il y a un petit peu de boue ou de végétaux qui sont là, qui font une petite plateforme. On a aussi ce beau contraste entre ces belles mouettes blanches et puis ce rocher bien foncé comme ça. Elles ont aussi un vol un petit peu papillonnant donc ça fait un joli petit ballet quand on les voit à la colonie. Je pense que pour le commun des mortels, cet endroit doit être très ennuyant. D’ailleurs, les Norvégiens qu’on croise quand on dit que ce n’est pas la première fois qu’on vient, nous disent :  » Non, mais vous êtes bien dans votre tête ? » et moi quand je suis là bas, je suis bien dans ma tête, oui. Mais bon, je n’y vis pas à l’année non plus. J’y vais que quand c’est sympa. Je n’y vais pas quand il fait nuit tout le temps et quand il fait -40, donc ça aussi, ça change beaucoup la donne. Après, on a découvert justement ces colonies d’oiseaux et ça, c’est génial parce qu’on a une densité d’oiseaux… Des dizaines de milliers d’oiseaux qui sont ensemble et d’un point de vue sonore, c’est incroyable. On a l’impression d’entrer dans une rave party. On peut voir la brume arriver, manger la presqu’île. C’est un tout. C’est les ambiances et tout ça. C’est ça qui m’a plu là bas. C’est ces mouettes en particulier parce que pour moi elles représentent vraiment les ambiances nordiques de la côte, parce que là, c’est une grande colonie mais il existe plein de petites colonies qui vont se mettre sur les bâtiments, dans les villages, dans les ports. Elles rythment l’été de leurs cris. D’ailleurs, en anglais, elle s’appelle Kitty Wake parce qu’elles font un bruit en faisant « Kitty wake, kitty wake, kitty wake » tout long et elles le font fort. Quand on reste un certain temps, on perçoit la colonie… Le bruit de la colonie respire. C’est à dire qu’il y a un moment où les mouettes sont calmes. Il y a un moment où, tout d’un coup, elles s’activent. On ne sait pas trop pourquoi, il y a un couple qui a dû arriver. Après tout d’un coup, il y a tout qui s’envole. Il y a le grand silence parce qu’il y a un rapace qui vient de passer. Elle a vraiment un rythme très particulier. C’est à chaque fois ce que j’appelle les histoires sonores. C’est ça que j’aime aussi bien là bas, c’est qu’on a le temps de les vivre. J’ai toujours réussi ce que j’appelle « me mettre dedans », c’est à dire capter l’ambiance, bien comprendre ce qu’il se passe et ensuite me dire je mets mes micro là parce que je veux avoir ça. Parce pour moi, la prise de sons, c’est aussi ça. C’est pas uniquement j’allume mon enregistreur où je suis, c’est où est-ce que je peux le mettre pour avoir ce que je veux redonner. 

Voix off Pour Noémie, la colonie d’Ekkeroy dans le Grand Nord est un endroit spécial. Elle peut y enregistrer des sons de mouettes tridactyles qu’elle ne trouverait nulle part ailleurs. Depuis sa première visite, elle y est retournée quatre fois et c’est toujours le même plaisir. Au printemps 2019, elle ne s’attend pas à ce qu’elle va découvrir. 

Noémie La dernière fois qu’on y est retourné en 2019, ça a été un peu la douche froide. On entendait les mouettes mais le son ne venait pas du même endroit que d’habitude et il semblait beaucoup plus lointain. C’était bizarre. Et là, mon mari part observer puis revient et me dit : « écoute, il n’y a pas une mouette dans la colonie ». Je dis : « comment ça il y a pas une mouette dans la colonie? » Il dit : « non, elles ne sont pas là ». Je prends quand même mes enregistreurs et je dis : « T’es peut être passé au mauvais moment. Il y a un pygargue qui est passé ou un truc comme ça donc elles sont parties mais elles vont revenir ». Je prends mes micros et je vais sur mon chemin habituel et effectivement, la colonie vide. Il y avait le bruit des vagues, il y avait les autres oiseaux qui étaient un peu présents mais alors rien dans la colonie. Il y avait juste deux ou trois grands corbeaux qui faisaient de trois cris sinistres. Pourtant j’adore les cris des grands corbeaux, mais alors là, ça faisait froid dans le dos. Par terre, il y avait quelques œufs prédatés quand même. Quand on regardait dans la colonie, il n’y avait pas d’oeuf dans les nids, rien du tout. Je me suis demandée si on était venu plus tard que d’habitude et qu’elles étaient déjà parties de la colonie parce qu’elles avaient fini de nicher. Là, j’entends qu’il y a un gros groupe de mouettes tridactyles. Je cherche à la jumelle et puis effectivement, au large, je vois qu’il y a un énorme groupe. Je regarde un peu et je vois que ce n’était que des plumage adultes donc qu’il n’y avait pas de jeunes avec. C’était la grosse question : Qu’est ce qui s’est passé ? Quand on assiste à ce vide sonore, on se pose toutes ces questions. Ce n’est pas juste qu’il n’y a pas de mouette. On se demande ce que ça veut dire. C’est quelque chose qui fait très peur et qui rend triste aussi parce qu’on se dit : « où est ce qu’on en est ? Est ce qu’on peut encore faire quelque chose ? » C’est quelque chose d’assez dur. Quand on arrive et qu’on est face à ça, je trouve ça terrible. Et j’ai ressenti la même chose quand on a traversé la route du côté du parc national d’Abisko en Suède et que tous les bouleaux étaient attaqués par un parasite qui vient quand il y a des hivers trop chauds. Et là, on est passé par la route juste avant d’arriver en plus à la colonie vide. Ca a renforcé cette impression de drame. On avait l’impression que tous les bouleaux avaient brulé. Il n’y avait pas de feuilles. On a envie de crier, on a envie de dire stop, il faut qu’on faut qu’on arrête les dégâts. On a quand même écourté. On a observé ce qu’il y avait à observer et on n’a pas fait plus long parce que ce qu’on venait voir n’était pas là. 

Noémie  Je n’ai pas d’explication. On a croisé quelqu’un là bas qui nous a dit que ça arrivait que certaines années elles ne nichent pas. Après, en cherchant un peu, on a vu qu’en 2018 déjà, elles n’avaient pas niché mais nous, on n’était pas là. Ca pose beaucoup de questionnements parce que la réussite de la nichée dépend en grande partie de la nourriture à disposition et on sait déjà par d’autres ornithologues que les colonies d’oiseaux marins souffrent de plus en plus de la surpêche et ils ont de plus en plus de peine à trouver ce qu’il faut. La grande question, c’est est ce qu’elles ont plus à manger ? Et puis est ce qu’elles vont disparaître ? Il y a une liste rouge des espèces menacées et quand on cherche un petit peu on voit que la mouette tridactyle qui n’y était pas à la base, parce qu’elle est très répandue et qu’elle a énormément d’individus à travers la planète, est passée au statut de vulnérable en très peu de temps. Les populations d’adultes baissent et la reproduction ne permet pas de compenser cette baisse. Alors est ce que ça va durer ? En tout cas, ça fait déjà quelques années que c’est comme ça. Et puis ce qui m’a confirmé qu’elle aurait dû être à la colonie, c’est qu’après, on a été à l’autre colonie où il y a aussi les petits pingouins, les guillemots etc à Ornoya et là, c’était plein et il y avait des poussins donc il y a vraiment un problème dans la colonie. Qu’est ce qui est arrivé ? Est ce qu’il y a eu une trop forte pression de prédation ? Est ce qu’il n’y avait pas assez de nourriture ? Je n’ai pas la réponse, mais ce sont de grands questionnements quand même. 

Voix off  Personne ne sait ce qui empêche les mouettes de faire leur nid dans les falaises pour y élever leurs poussins mais sur les côtes norvégiennes, le constat est le même partout. Les colonies s’effondrent et les mouettes tentent de trouver refuge dans les villes côtières. Les scientifiques n’ont pas encore déterminé la cause exacte de ces troubles. Elles pourraient être une combinaison entre la surpêche et le réchauffement de l’océan, qui déplacent la nourriture loin des côtes, et les tempêtes qui sont de plus en plus fréquentes au printemps. Quand les mouettes n’ont pas de poussins, elles ne nichent pas dans la falaise et ne produisent pas les sons que Noémie a l’habitude d’enregistrer. Son paysage sonore a disparu. 

Noémie  C’est un sentiment de grande perte. Le fait de se dire : « bah c’est pas ça que j’aimais ». Enfin, ce n’est pas ce que je trouve là que j’aimais. Il y avait l’envie de ne plus y revenir. C’est le fait de se dire : « ça ne m’attire plus du tout ». On m’a détruit mon paysage. Après, il y a cette grande volonté qu’il redevienne comme avant.  S’il revient, j’aurais bien envie d’y retourner. S’il ne revient pas… Je pense que si j’y retourne une ou deux fois et qu’il n’y est toujours pas, c’est un endroit que je vais à la longue délaisser. Ce n’est pas ça que je viens chercher parce que ce n’est pas la même ambiance, ce n’est plus la même chose. C’est vide. Ca fait partie de cette ambiance et donc quand il n’y est pas, il y a quelque chose dans ma tête qui bug. Il y a quelque chose qui ne va pas. Il manque quelque chose. Il y a un truc qui ne va pas d’un point de vue sonore. Il y avait quand même ces grands groupes de mouettes et c’était très impressionnant parce qu’il y avait cette mer qui était grise et il y avait tous ces petits points blancs qui étaient les mouettes tridactyles posées sur l’eau dans un grand silence pour essayer de se nourrir. A chaque fois qu’il y avait un phoque qui arrivait par dessous ou un gros rapace qui arrivait, elles s’envolaient ensemble et ça fait un bruit.. On a l’impression qu’il y a un avion militaire qui décolle. Ça fait un bruit qui monte en intensité et il y a tel nombre d’individus qu’à la fin on n’arrive même plus à identifier ce bruit. Alors bon, la bonne nouvelle dans l’affaire, c’est qu’il semblerait que l’année passée, elles ont niché avec grand succès mais on ne sait pas combien de temps ça va durer. On va essayer de se réserver la chance de pouvoir y retourner. Je vais aller vérifier si c’est vrai, ce qu’ils ont dit, qu’elles ont niché. On va essayer en tout cas. 

Voix off Les mouettes ne sont pas venues faire leur nid dans les falaises car elles n’ont pas eu de poussin. Elles sont restées pour la plupart au large. Noémie a fait l’expérience troublante de ne pas reconnaître le paysage sonore qu’elle chérissait tant. Le silence, lorsqu’il remplace un monde vivant, nous questionne et nous interpelle. L’effondrement de la biodiversité passe aussi par ça. 

Speaker 3 [00:20:12] En le. 

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