GÉNÉRIQUE EMMANUEL

Bienvenue dans Splash, le podcast qui jette un pavé dans la mare de l’économie. Vous le remarquez peut-être : la voix de Splash a changé. Eh oui, Etienne et Laureen sont partis vers de nouveaux horizons, et ils m’ont laissé les clés. Je suis Emmanuel Martin, professeur d’économie,sociologie et histoire en prépa, à Rouen. Après quelques années à faire des cours, j’avais envie de parler d’économie un peu différemment. Cette saison, dans Splash, je vais notamment vous parler de votre patron, de drogue, de farine, de fraude fiscale, et aussi de sujets en plein dans l’actualité, comme le financement des universités et, aujourd’hui, le congé paternité.

VIRGULE-TITRE

1 mois de congé paternité, c’est assez long?

EMMANUEL

Fin novembre, le Parlement a voté le budget 2021 de la Sécurité sociale, qui comprend notamment l’allongement de la durée du congé paternité, de deux à quatre semaines à partir de juillet 2021.

VIRGULE-SON

de 1:38 à 1:54

EMMANUEL

Est-ce que ça suffit, 1 mois de congé paternité ? Pour l’instant en France, le congé paternité de deux semaines est pris par plus des deux tiers des pères. Devenir père, c’est bien souvent prendre de son temps pour des tâches toutes nouvelles : s’occuper des enfants, et assurer une partie des tâchesdomestiques – le ménage, la cuisine, etc. Oui, mais… si on regarde dans le détail les enquêtes del’INSEE, on voit que depuis 1985, le temps parental a doublé pour les hommes: ils passent 41 heures par semaine à s’occuper des enfants, contre 22 auparavant. Mais le temps consacré aux autres tâches domestiques, lui, a diminué. Et si on observe qui, parmi les pères, prend effectivement un congé paternité, il y a de fortes inégalités entre les salariés en CDI, bien protégés, et ceux qui travaillent à leur propre compte, ou qui sont chômeurs : ils sont bien moins nombreux à y avoir recours. Pas étonnant : le congé maternité, lui, est beaucoup plus long: 16 semaines en général.

On retrouve ici un constat répété, en économie et en sciences sociales : lorsque les femmessont par défaut censées prendre en

charge une activité, eh bien, les hommes leur laissent le champ libre, sauf s’ils sont fortement incités àles relayer. Cependant, il faut tenir compte de trois critères ici : d’abord de ce qui se passe dans les couples, mais aussi de ce que peuvent décider les salariés face à leur employeur (ainsi que ceux qui nesont pas salariés) et finalement, de la législation. Or, bien souvent, celle-ci est écrite au « masculin neutre ». Dans les systèmes d’assurances sociales mis en place au début du XXe siècle, par exemple,celui qui travaille est censé être un homme, et sa conjointe touche des prestations en tant qu’épouse de

« Monsieur Gagnepain » (on parle en anglais de male breadwinner). Notre système de sécurité socialeest encore fondé sur cette partition implicite.

VIRGULE-SON

de 3:29 à 3:34

EMMANUEL

Non seulement les congés paternités sont courts, mais le congé parental, que peuvent prendre des salariés qui voudraient s’occuper pendant un an, voire deux ou trois, de leurs bébés, est pris à 98% par… des femmes, vous l’aviez deviné. J’ai demandé à Hélène Périvier, économiste à l’OFCE,où se situait la France par rapport à ses voisins.

HÉLÈNE PÉRIVIER

« La France était en fait assez en retard. La décision qui a été prise à l’automne d’allonger le congé paternité à 28 jours, c’est une décision qui permet à la France de revenir, j’allais dire, dans lanorme des pays européens. »

EMMANUEL

En Espagne, en Autriche, au Portugal, c’est 4 semaines également. Mais au Portugal, justement, il y a un bonus d’un mois si le père prend ses 4 semaines après les 6 semaines de la mère. Et l’objectif de l’Espagne, c’est de parvenir à 16 semaines en 2021. On pourrait encore citer d’autres exemples, oùles congés paternités ou parentaux sont en partie imposés au père, ou au contraire transférables entre parents.

Alors, pourquoi ne pas allonger plus vite, et davantage, le congé paternité? On peut poser troishypothèses: soit ça coûte trop cher (à la sécurité sociale ou aux employeurs), soit c’est un problème individuel (trop peu d’efforts sont consentis par les pères et on voit donc mal comment leur en imposer davantage), soit c’est carrément un problème systémique c’est-à-dire de discrimination envers les femmes, et dans ce cas la durée du congé paternité n’est qu’un petit

problème parmi l’ensemble des difficultés que rencontrent les femmes pour mieux partager les tâches.

Commençons par le chiffrage : combien coûtent deux semaines de congé paternité en plus ? Déjà, ce qu’il faut savoir, c’est que les employeurs ne payent que les 3 premiers jours de congé maternité, ou paternité, aux salariés. Ensuite, les jours suivants sont pris en charge par la Sécurité sociale. Un rapport de l’IGAS (l’Inspection générale des affaires sociales) paru en 2018, évaluait à environ 335 millions d’euros les deux semaines supplémentaires de congé paternité – facture à payer par la Caisse nationale d’allocations familiales, donc. 335 millions d’euros, ça paraît beaucoup, mais dans l’ensemble des dépenses de la Caisse nationale d’allocations familiales, c’est environ… 0,4%. Pas négligeable, maissans doute pas prohibitif. En tout cas, ce n’est pas une raison suffisante pour décourager des parlementaires de voter ce type de réformes. Il faut donc poser la question autrement. Le congématernité, c’est un droit. C’est aussi une garantie pour les mères de disposer de suffisamment de temps pour prendre soin de leur santé et de la santé de leur enfant. Et de ce point de vue, le congé paternitéest très comparable, comme le dit Hélène Périvier.

HÉLÈNE PÉRIVIER

« C’est sûr que dans le contexte actuel où on parle de 230

milliards d’euros de soutien à l’économie et à la société, on n’est plus à un demi-milliard près, donc c’est pas… du point de vue des finances publiques, ce n’est pas quelque chose qui est, j’allais dire, trèscoûteux. Après, c’est vraiment un nouveau droit social qu’on veut promouvoir ici. »

EMMANUEL

Poursuivons avec le deuxième point: qu’est-ce que ça change si l’on donne la possibilité aux pères de prendre ces congés, sans que leurs employeurs puissent s’y opposer – du moins, en droit ? Le problème, c’est précisément que tous les pères n’y ont pas recours. On peut faire l’hypothèse que la paternité est vécue de manière différente d’un milieu à un autre : ça pourrait expliquer que l’on observe un taux de recours au congé paternité plus élevé parmi les cadres que parmi les ouvriers. Mais il y a une autre explication : si vous travaillez dans un métier très masculin, il y a des chances pour que peu de vos collègues prennent leur congé paternité. Allez-vous le prendre à votre tour? Pas évident ! C’est ce qu’on appelle la pression des pairs, A I R S. Elle peut bien sûr évoluer, mais elle reste importante dans les professions très peu féminisées. Et d’ailleurs, elle joue aussi sur les femmes: celles qui retournent très vite à leur emploi après leur congé maternité sont moins nombreuses dans les professions très féminisées. Et puis, il faut avant tout tenir compte

des contraintes auxquelles font face les salariés, en raison de leur statut d’emploi.

HÉLÈNE PÉRIVIER

« Après, ce qu’avait mis en avant le rapport de l’IGAS, c’était qu’il y avait quand même desdifférences dans le statut économique et social des pères qui prenaient ce congé. C’était très souvent des pères en CDI. Les travailleurs indépendants ne le prennent quasiment pas, les pères qui sontdans des situations plus précaires ne le prennent pas. Donc on voit bien que c’est très dépendant de la stabilité et de la situation économique du père. C’est quand même un problème, si on considère que c’est un droit social important, il doit pouvoir être pris par tous les pères au moment où ils ont un enfant. »

EMMANUEL

Toujours selon le rapport de l’IGAS, 88% des fonctionnaires et 80% des pères en CDI prennent leur congé paternité, contre 48% pour ceux en CDD. C’est clairement un problème de pression de la part de l’employeur, qu’elle soit explicite, ou simplement redoutée par avance, par les salariés enquestion. On peut donc supposer que, même si bon nombre de pères souhaiteraient s’impliquer davantage dans l’éducation de leurs enfants, ils font face à des obstacles, alors que les mères sont, elles, poussées à le faire. De ce point de vue, ce sont les recherches sur les congés parentaux qui sont les plus probantes. Attention : congé parental et congé paternité, c’est différent. Le congé parental d’éducation, en France, est à la fois méconnu et presque exclusivement pris par des femmes (à 98%). Il permet de suspendre son contrat de travail et de s’occuper à temps plein de son enfant pendant sapremière année, voire sa deuxième et sa troisième année, si on le renouvelle. Dans ce cas, on ne touche plus son salaire… mais seulement des prestations sociales qui, en France, sont très faibles: de l’ordred’un tiers du SMIC. Cela incite donc ceux

– ou plutôt celles – qui prennent un congé parental, à continuer à travailler à temps partiel en parallèle. Or, en France, prendre son mercredi pour s’occuper d’un enfant, ce n’est quasimentjamais ce que font les hommes. Ailleurs, en revanche, ça peut être le cas, surtout si la législation l’encourage.

HÉLÈNE PÉRIVIER

« Par exemple, en Islande, ce congé est de 3 mois pour la mère, 3 mois pour le père, 3 mois à partager. Et comme l’enfant ne peut pas être pris dans un mode de garde pendant la première année, le père n’a pas d’autre choix que de prendre ce congé, parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité. »

EMMANUEL

En fait, la comparaison France-Islande permet de montrer que le temps consacré par les pères à leurs enfants est largement dépendant des institutions qui ont été mises en place pour cela. On en vient donc au troisième point : l’ensemble des dispositifs pour encourager la maternité, qui pèse bien plus lourd que le seul congé paternité. Pourquoi les femmes sont bien plus nombreuses que les hommes à s’occuper de leurs enfants en bas âge ? Pourquoi ces derniers ont-ils un rôle pour l’instant marginal ? Car il y a une répartition genrée de ces activités ! Donc, si on laisse les couples choisirl’arrangement qui leur convient, il y a des chances pour que ce soit les femmes qui continuent à prendreen charge l’essentiel de ces tâches.

VIRGULE-SON

de 10:00 à 10:10

EMMANUEL

Ici, on peut se dire qu’il y a un problème d’information: peut­ être que la plupart des pères neconnaissent pas les conditions dans lesquelles ils peuvent poser un congé paternité, et donc, ils ne connaissent pas l’existence du congé parental. C’est sans doute vrai, et plusieurs enquêtes pointent dans ce sens. Mais même en tenant compte de ce manque d’information, eh bien les pères quipourraient y avoir recours ne le font pas. Hélène Périvier a travaillé là-dessus avec un autre chercheur, GrégoryVerdugo.

HÉLÈNE PÉRIVIER

« Un point qui est intéressant dans l’étude qu’on a menée, c’est que lorsqu’on prend congé à temps partiel, si on travaillait à temps partiel avant la naissance de l’enfant, alors on a droit automatiquement à toucher l’allocation à taux partiel, même sans changer son comportementd’activité. Et ça, on voit un taux de non­ recours extrêmement élevé chez les pères qui nous fait supposerqu’il y a certainement, dans l’imaginaire des pères, l’idée que ce congé n’est pas pour eux. Ce congé – ils n’ont même pas cherché l’information – est fait pour les mères. Il n’est pas fait pour les pères. Doncil y a des choses assez intéressante, du point de vue du genre, qui seront à développer pour qu’on comprenne mieux comment s’organisent les deux membres du couple au moment de l’arrivée de l’enfant, et quel est le rôle des politiques publiques pour modifier cette organisation très genrée. »

EMMANUEL

Que peut-on faire ? Comment se fait-il que dans les pays scandinaves ou en Allemagne, lecongé parental soit bien plus

largement pris ? Et pas seulement par les mères ! Parce que les pères sont obligés de les prendre et ça tient à un historique différent de la France: dans ces pays, la norme, c’est que les parents de prennent en charge la première année de l’éducation de leur enfant. L’Etat social verse donc une allocation pendant un an aux parents, avant que l’enfant soit mis dans une crèche, par exemple. Mais cela tient aussi à des variables démographiques : en Allemagne, les réformes ont été plus décisives dès les années 2000, parce que le taux de fécondité était plus faible qu’en France, et qu’on assistait à des tensions sur le marché du travail. On voyait des femmes, y compris très qualifiées, hésiter à faire des enfants pour nepas interrompre leur carrière trop longtemps. Depuis 2007, les Allemands ont donc mis en place des congés parentaux mieux partagés, y compris entre conjoints, pour combattre cette tendance. En France, on a encore un taux de fécondité élevé, à 1,9 enfants par femme : on ne peut donc pas compter sur cette motivation pour pousser les responsables politiques à réformer le congé parental. En revanche, on peut compter sur l’évolution progressive des normes de parentalité, et pas seulement dansles couples hétéro.

HÉLÈNE PÉRIVIER

« L’extension du mariage aux couples de même sexe. Ça peut être aussi un moyen de dégenrer un peu l’organisation des couples, de détendre la vision de la parentalité et donc peut être que ça aura un impact. On a peu de recherches sur l’organisation des couples de même sexe, un peu aux Etats-Unis, en France très peu, ce sont des recherches qualitatives, mais il n’y a pas beaucoup de données statistiques qui permettent de voir comment s’organisent ces couples. Donc voilà, on saura peut être plus, plus tard, mais c’est un point intéressant pour voir est-ce qu’il y a à nouveau une réorganisation inégalitaire ou pas. Comment des couples d’hommes ou des couples de femmes s’organisent différemment ? Tout un ensemble de changements dans notre société qui appelle à plus d’égalité. »

EMMANUEL

Et tous ces changements dans notre société, ça pousse forcément à plus d’égalité dans les couples. Alors finalement, est-ce que ça suffit un mois de congé paternité ? Clairement, un congé paternité deux fois plus long, c’est un premier pas qui permettra aux pères de disposer de plus dedroits. Mais si l’on veut vraiment associer tous les pères plus durablement à l’éducation des jeunes enfants, alors ça ne suffit pas. Il faut envisager qu’une partie du congé paternité devienne obligatoire. Quatre semaines, ce n’est pas ça qui joue un rôle décisif dans la répartition des tâches au sein du couple, ni dans les inégalités entre hommes et femmes. Pour éviter que ce soit elles, encore ettoujours, qui interrompent leur carrière et se

retrouvent discriminées (parce que les employeurs craignent par avance qu’elles s’arrêtent longtempsde travailler en cas de maternité). En clair, il faut des congés parentaux mieux rémunérés, et pourpartie obligatoires pour les pères… ou pour les deux parents du même sexe. En France, ce genre deréformes est menée au nom de combats féministes et pas pour remédier à une fécondité trop faible. Il y a encore du chemin à faire avant de persuader les responsables politiques (et les hommes plus généralement) des bienfaits d’un partage plus égal des tâches au sein des couples, qui permettrait d’amoindrir les inégalités dont sont victimes les femmes, y compris sur le marché du travail.

CRÉDITS

Splash est une émission écrite et présentée par Emmanuel Martin

Produite et montée par Marine Raut Enregistrée et mixée à l’Arrière BoutiqueStudio Coordonnée par Mathilde Janin

Splash est une production Nouvelles Écoutes

Pour vous pencher sur les études, les chiffres et références entendus dans l’épisode, ils sont à retrouver dans la description de l’émission.

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