GÉNÉRIQUE EMMANUEL
Bienvenue dans Splash, le podcast qui jette un pavé dans la mare de l’économie. Aujourd’hui, on va parler de sacs de poudre blanche, de réunions secrètes, de gros profits illicites et de repentis de la mafia. Non, vous n’êtes pas dans Narcos. Oui, il est bien question de cartels. Vous connaissez sans doute de nom les cartels de drogue, en particulier celui de Medellin, au sommet de sa gloire dans les années 1980, grâce à Pablo Escobar.
VIRGULE-SON
de 0:41 à 0:46
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Un cartel, en deux mots, c’est un groupe de producteurs qui s’entendent pour se partager le marché : se mettre d’accord sur le territoire de chacun, les volumes produits et distribués, et surtout sur le prix. À quoi sert cette organisation ? À supprimer la concurrence et donc à faire en sorte que tout le monde génère des profits. Sans le cartel, les producteurs se font concurrence. Ils tentent de gagner des parts de marchés, soit en pratiquant des prix plus bas, soit en vendant un produit de meilleure qualité, soit en l’éliminant. Tout simplement. Eh oui, la concurrence dans le trafic de drogues, ça se règle à balles réelles. C’est là que s’arrête la comparaison avec les cartels d’entreprises : on ne risque pas sa vie quand on en sort. En revanche, on risque des années de prison et des millions, voire des centaines de millions d’euros d’amende quand on y participe!
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de 1:28 à 1:34
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Aujourd’hui, je vous raconte en détail comment on fait pour lutter contre la formation de cartel économiques. Tout ça en prenant comme exemple l’affaire du cartel de la farine – je vous avais bien dit qu’on parlerait de poudre blanche…
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de 1:45 à 1:49
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Mais avant de vous raconter cette histoire, commençons par définir ce qu’est un cartel, en économie réelle. Pour en savoir plus, j’ai téléphoné à Mathieu Relange, qui travaille à l’Autorité de la concurrence, après avoir été avocat dans ce domaine, à Bruxelles, pendant dix ans. Mathieu tientau passage à préciser que ses réponses à mes questions n’engagent que lui, et ne sont pas au nom de son employeur.
MATHIEU RELANGE [2:07 à 2:53]
« On va avoir tendance à utiliser le mot cartel pour désigner toutes les pratiques qui ne fontpas l’objet d’accords officiels, c’est-à-dire tous les objets, toutes les pratiques secrètes d’entente entre entreprises. À partir de cette définition, on peut avoir des cartels qui vont être portés à la fois sur les prix, les volumes. Ça peut être aussi des partages de marchés. Ça peut être des choses beaucoup plus larges qui, en fin de compte, conduisent à ne pas jouer le jeu de la concurrence et à avoir un comportement qui est préjudiciable pour le consommateur. Et on va y inclure, par exemple, des limitations en termes de production, mais également des limitations en termes d’innovation technologique. »
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Un cartel, c’est donc un entente secrète entre des concurrents qui a pour but de figer la concurrence et de faire monter les prix. C’est interdit car cela n’apporte aucun avantage positif aux consommateurs. Mais, en pratique, comment un cartel se met en place ? Comment, par exemple, les fabricants de farine français et allemands ont réussi à générer des millions d’euros de bénéfices, sur le dos des consommateurs ? Et enfin, comment se sont-ils faits prendre?
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Comment on fait pour démanteler un cartel?
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En 2012, France Farine, l’entreprise qui commercialise la marque Francine, ainsi que plusieursautres entreprises françaises et allemandes, ont écopé d’une amende de 242 millions d’euros, au total.
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de 3:40 à 3:53
« Après le cartel de l’endive, celui de la farine : cela commence à faire beaucoup ! » (BFM1V) – YouTube
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Ces entreprises s’étaient réparti le marché français et elles en avaient profité pour s’entendre surles prix. Des prix particulièrement élevés. Élevés par rapport à ce que les consommateurs auraient payé dans une situation de libre concurrence.
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de 4:03 à 4:05
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Par la suite, les entreprises en question ont fait appel et vu le montant de leurs amendes réduit. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’une d’entre elles, Axiane, avait reçu une amende de 44millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 167 millions d’euros. La Cour d’appel a fini par diviser par trois le montant des amendes initialement infligées par l’Autorité de la concurrence, en estimant qu’elles étaient disproportionnées. Essayons dans un premier temps de comprendre pourquoi ces entreprises de farine ont décidé de former cette alliance secrète. Pour qu’un marché soit fertile aux cartels, il lui faut deux conditions.
Première condition : peu d’entreprises qui, ensemble, détiennent une grosse part du marché. C’est ce qu’on appelle en économie un oligopole. Si votre entreprise et ses deux concurrents directs totalisent 90% du marché, eh bien le jour où vous vous asseyez autour d’une table pour discuter des prix et des quantités, vous aurez un impact significatif sur le marché. À l’inverse, si vous êtes au milieu de 17 concurrents qui ont chacun une petite part du gâteau, c’est bien plus compliqué.
Deuxième condition : il faut que les consommateurs n’aient pas vraiment le choix. Pour fabriquer du pain, une pâte à tarte, ou un gâteau au chocolat, il vous faut de la farine, et si vous la remplacez par un autre ingrédient, bah ça risque de ne pas bien fonctionner. Donc, en faisant vos courses ausupermarché, vous acceptez d’acheter un paquet de farine à 1,50€ plutôt qu’à 1,20€. On dit que lademande est faiblement élastique par rapport au prix : une hausse importante du prix entraîne unefaible diminution des ventes. Pour cette raison, il est nettement plus facile de faire des cartels pour les biens intermédiaires que pour les biens de consommation finale.
MATHIEU RELANGE [5:29 à 6:24]
« La plupart du temps, les cartels les plus importants ont été sur des produits qui ne sontpas forcément de consommation courante, car les produits de consommation courante sontsouvent des produits qui sont différenciés et pour lesquels on a plus de difficulté à aligner une politique de prix. Pour ce qui est des produits, on va dire des matières premières industrielles, parexemple, c’est
quelque chose de totalement différent puisque le prix va être vraiment du prix à la tonne. Les produits sont totalement standardisés et ce sont exactement les mêmes. Ils sont parfaitement substituables etpar conséquent, il est plus facile pour les entreprises d’organiser un cartel. C’est ça qui explique que laplupart des cartels sont dans la chimie, les matériaux de construction ou ce genre de choses. »
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Mais en réalité, c’est rarement une entreprise entière qui décide de participer à un cartel.
MATHIEU RELANGE [6:29 à 7:15]
« En termes pratiques, il faudrait voir, au sein des entreprises, quelles sont les personnes qui sont impliquées dans la pratique elle même. Très souvent, on va avoir des cartels qui ne sont pas organisés du tout par la direction de l’entreprise, mais organisés par le responsable commercial qui, lui, se retrouve directement en concurrence avec son collègue et potentiellement ancien collègue dansl’entreprise qui est en face, et pour lequel il est beaucoup plus simple de l’appeler pour lui demander d’augmenter son prix la semaine prochaine que de jouer librement le jeu de la concurrence. »
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Si votre rémunération, en tant que responsable commercial, est fonction du chiffre d’affaires devotre entreprise… eh bien il y a des chances que vous soyez incité à vous entendre avec vosconcurrents. Mais alors, il va falloir prendre bien soin de ne pas vous réunir à 12 reprises et de ne pas échanger des mails intitulés « accord sur l’augmentation des prix ». Et dans ce domaine, lesresponsables d’un cartel peuvent faire preuve d’une imagination débordante, comme l’illustre un autrecas raconté par Mathieu Relange.
MATHIEU RELANGE [7:38 à 8:48]
« Ce qui était extraordinaire dans le cartel des opérateurs logistiques du fret aérien, c’est-à-direDeutsche Post, UPS et d’autres acteurs de ce genre, c’est que les commerciaux en question se retrouvaient à intervalles réguliers dans un pub, dans un village anglais. Et la justification de cesrencontres était toujours celle d’un club de jardinage. C’est DD qui avait mis en place un faux club de jardinage et ils continuaient leurs échanges par email sous couvert de ce club de jardinage, c’est-à-dire qu’ils avaient créé une adresse Yahoo dédiée à ce club dans lequel ils parlaient de tout sauf des produits qu’ils vendaient réellement : mais ils allaient parler
<l’asperge et de labourage du potager. Et si je me souviens bien, je crois que « faire pousser les asperges » signifiait en fait augmenter la
surprime qu’ils faisaient payer à leurs clients, par exemple à la période de Noël. »
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En mars 2015, l’Autorité de la Concurrence a démantelé le cartel des produits laitiers.
VIRGULE-SON
de 8:53 à 9:07
« L’entente des producteurs de yaourts» (Europe 1) – YouTube
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Mais alors, comment peut-on lutter contre ces ententes, alors même qu’elles sont secrètes ? Une enquête peut démarrer par une fuite, l’intuition d’un enquêteur, des hausses de prix douteuses.
MATHIEU RELANGE [9:17 à 10:49]
« Il y a la possibilité pour les autorités de la concurrence d’opérer des opérations de visites et saisies dans les entreprises en question, ou même au domicile de chefs d’entreprises, afin de pouvoir s’assurer qu’il n’y ait pas une pratique secrète derrière un certain nombre de comportements de marché. Dans l’absolu, les opérations de saisies de l’Autorité de la concurrence se font accompagnées d’un officier de police judiciaire. Il faut bien reconnaître que c’est sans doute beaucoup moins risqué de faire une opération de visite et saisie au siège d’une entreprise en France que de faire la moindre incursion, la moindre enquête auprès de cartels de la drogue. Mais on va retrouver un certain nombre de pratiques similaires en termes de détection. Parfois, on va utiliser des écoutes téléphoniques et on peut utiliser une forme de traçage d’un certain nombre d’individus. Tout cela, théoriquement, est possible. En Europe, c’est très peu pratiqué. Aux Etats-Unis, par contre, ça existe de façon beaucoup plus poussée, où, finalement, au niveau fédéral, l’autorité qui conduit ces enquêtes est le FBI, toutsimplement, avec le même type de prérogatives qu’elle aurait pour d’autres types d’infractions criminelles. »
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En France, c’est l’Autorité de la concurrence qui s’en charge, avec l’aide de la police. Et lorsque les cartels concernent plusieurs Etats membres, c’est la Commission européenne qui prend le relais. Tout ce travail d’enquête prend beaucoup de temps, de ressources financières, et malgré tout ce n’estpas toujours suffisant pour arriver à une condamnation. Alors, les autorités ont inventé un instrument génial… le programme de clémence !
VIRGULE-SON
de 11:09 à 11:14
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Vous voyez ce que c’est qu’un mafieux repenti ? Le genre de gars que l’on voit dans une salle d’interrogatoire. Il commence à comprendre qu’il a intérêt à négocier avec les enquêteurs face à lui et il balance ses petits camarades en échange de l’immunité. Une nouvelle vie dans un bled du Kansas, sousun faux nom, avec un job pas très rémunérateur, pendant que le parrain de la mafia finit sous lesverrous.
VIRGULE-SON
de 11:33 à 11:39
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Dans le cas du cartel de la farine, ce type-là s’appelle Werhan : une entreprise allemande qui a contacté l’Autorité de la concurrence pour dénoncer les autres membres du cartel et s’en est tirée indemne. 0€ d’amende pour Werhan. Là où la procédure de clémence est intelligente, c’est qu’ellebouleverse complètement les relations des membres d’un cartel : elle les encourage à ne pas se faireconfiance. Si vous craignez que l’entente ne soit pas très solide, il vaut mieux que vous dénonciez les autres. Et d’ailleurs, il vaut mieux être le premier à le faire, sinon vous serez condamnés ! C’est le genrede raisonnements que l’on trouve en théorie des jeux. L’un des exemples les plus connus, c’est celui dudilemme du prisonnier: si la police arrête deux personnes soupçonnées de braquage, il vaut mieux les interroger séparément, pour que chacune soit incitée à trahir l’autre. Ici, c’est un peu différent : tant que personne n’est arrêté… vous êtes incité à trahir le premier, histoire de ne pas vous faire arrêter,justement! Donc, quand un Etat décide de mettre en place ce type de programmes, ça donne lieu à des scènes extrêmement intéressantes.
MATHIEU RELANGE [12:36 à 13:15]
« Je me souviens, il y a une dizaine d’années, quand l’Espagne avait mis en place un programmede clémence, cela avait donné lieu, plusieurs jours avant le début du programme, à une petite file d’attente devant l’autorité où les cabinets d’avocats, qui représentaient un certain nombre d’entreprises, commençaient à faire la queue et se relayaient pendant plusieurs jours afin d’être sûrs d’être les premiers à déposer la demande de clémence et d’être là avant l’avocat de l’autre concurrent, membre du cartel. »
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Dans le programme de clémence, le premier « traître » bénéficie de l’immunité. Les entreprises suivantes peuvent avoir des exonérations partielles en fonction de leur rang d’arrivée et du, je cite l’Autorité, « degré de valeur ajoutée des éléments de preuves fournis. » Dans l’affaire des produits laitiers, dont on a parlé plus haut, c’est Yoplait qui est allé voir l’Autorité de la concurrence.
VIRGULE-SON
de 13:31 à 13:50
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Ce programme permet donc de mieux détecter les cartels, d’accélérer la collecte de preuve et, comme on le disait plus haut, de semer le doute dans tous les cartels existants ou futurs. Le message est clair : la menace peut venir de l’intérieur. Enfin, il faut prendre des sanctions, qui doivent êtresuffisamment dissuasives pour que les entreprises n’y pensent même pas. De ce point de vue, il y a une différence importante entre ce qui se passe aux Etats-Unis, et en Europe, comme l’explique Matthieu Relange.
MATHIEU RELANGE [14:17 à 15:50]
« Alors il est clair que c’était aux Etats-Unis et en Europe que les clients risquaient les plus fortes sanctions. Il fallait prendre l’ensemble de ces enquêtes en considération. Aux Etats-Unis, d’une certaine manière, les sanctions sont triples alors qu’en Europe, c’est encore un petit peu moins le cas. Jem’explique. Aux Etats-Unis, il y a le volet pénal et une possible incarcération des personnes qui ont mis en place le cartel. Il y a d’éventuelles amendes prononcées par la Cour après un recours des autorités de concurrence. Et il y a une pratique très développée de ce qu’on appelle des actions en réparation,action en dommages et intérêts qui font la plupart du temps suite à une enquête des autorités de la concurrence, c’est-à-dire que toutes les personnes qui ont été lésées par le cartel peuvent aller demander réparation devant les tribunaux auprès des cartellistes. Aux Etats-Unis, cet aspect financier est extrêmement important et dépasse, financièrement, le montant des amendes qui sont prononcées par les autorités pour une raison assez simple qui est qu’on est la plupart du temps sur un régime qu’on appelle les triple damages: c’est-à-dire que pour chaque dollar payé en trop à cause du cartel, la réparation va pouvoir s’élever à trois fois le montant
– 3 dollars. »
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Ce que peuvent donc craindre les cartellistes aux Etats-Unis, ce sont des plaintes trèsnombreuses de clients qui ont été lésés, qui
finiront par leur coûter très cher. Surtout qu’il y a des avocats spécialisés dans ce genre d’affaires, et qui incitent les plaignants à aller jusqu’au bout, sous la forme de class actions.
VIRGULE-SON
de 16:05 à 16:15
EMMANUEL
On peut donc être condamné en tant que personne physique, aux Etats-Unis, pour avoir participé à un cartel. En Europe, ce sont les entreprises – c’est à dire des personnes morales – qui sont condamnées. De nos jours, pour éviter de se retrouver inquiétées par la Commission européenne ou par le FBI, les grandes entreprises font elles-mêmes des enquêtes internes. Elles veillent à ce que leurs dirigeants ne soient pas tentés d’appeler leurs concurrents, ou tout simplement de parler de leur structure de coûts dans une réunion entre plusieurs entreprises, par exemple. C’est déjà répréhensible. Alors, conclusion : éviter la formation de cartels et faire en sorte qu’ils soient sanctionnés, c’est l’une des fonctions de régulation des marchés à la fois cruciales et méconnues. Et ça, l’ensemble des consommateurs en ont besoin. L’Union Européenne et les Etats-Unis (pour ne prendre que ces deux exemples) ont une histoire très différente, de ce point de vue: en Europe, on a construit des marchés communs en mettant en place des règles qui leur permettent de fonctionner à une échelle plus large.Ça a donné beaucoup de poids aux instances supranationales telles que la Commission européenne.Aux Etats-Unis, c’est la lutte contre les trusts, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, qui a étédéterminante. Mais dans ces deux cas, les cartels sont l’un des éléments contre lesquels les pouvoirs publics luttent pour que les marchés fonctionnent de manière plus concurrentielle.
Dans cet épisode, on a vu à quel point un marché libre et concurrentiel, ça ne va pas de soi ! Et si l’on se donne cet objectif, il faut qu’il y ait des autorités qui surveillent non pas Pablo Escobar, mais les clubs de jardinage illicites.
CRÉDITS
Splash est une émission écrite et présentée par Emmanuel Martin
Produite et montée par Marine Raut Enregistrée et mixée à l’Arrière BoutiqueStudio Coordonnée par Mathilde Janin
Splash est une production Nouvelles Écoutes
Pour vous pencher sur les études, les chiffres et références entendus dans l’épisode, ils sont à retrouver dans la description de l’émission.
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