EMMANUEL

Bienvenue dans Splash, le podcast qui jette un pavé dans la mare de l’économie. Aujourd’hui, deuxième épisode de notre série sur l’héritage : on se demande s’il ne faudrait pas, tout simplement, l’abolir.

Commençons par dissiper une vieille idée reçue: non, la France ne taxe pas lourdement les héritages.

Vous avez sûrement déjà entendu le chiffre de 45%. Ce sont les droits de succession en ligne directe, c’est-à-dire l’héritage que reçoit un enfant de la part de ses parents. 45%, c’est énorme, non? C’est même 60% si on touche un héritage d’un non parent!

Mais en réalité, ces taux élevés correspondent à des taux marginaux supérieurs. C’est-à-dire ce que l’on prélève uniquement sur les sommes les plus élevées, pas sur tous les héritages. D’autant plus qu’il y a des abattements, mais aussi beaucoup de possibilités de contournement de l’impôt. C’est ce qu’explique Clément Dherbécourt, économiste chez France Stratégie, que je vous ai déjà présenté la semaine dernière :

CLÉMENT DHERBÉCOURT

L’impôt sur les successions, on va le payer une ou deux fois ou trois fois dans sa vie, alors que, par exemple, l’impôt sur le revenu, la taxe d’habitation, tu la payes tous les ans. Et du coup, c’est un impôt qui est très, très peu connu. On retient souvent dans le débat public deux chiffres, c’est l’abattement de

100.000 euros qui permet de pas payer d’impôts pour tout le monde. Tous les juristes ou les conseillers en fiscalité ont expliqué qu’il ne faut absolument pas dépasser 100 ooo euros parce que au delà de ça, c’est taxé. Et le deuxième chiffre, c’est le taux marginal supérieur en ligne directe qui est de

45.

EMMANUEL

D’ailleurs, plus vous avez de patrimoine à transmettre, plus vous pouvez trouver de professionnel·le·s qui vousconseillent de manière à éviter de payer des impôts. C’est le travail des gestionnaires de fortune, des avocats fiscalistes, et même des notaires.

Au total, d’après les calculs de Clément Dherbécourt – qui n’ont pas été simples, parce qu’on manque de données dans ce domaine – les héritages sont très peu taxés.

CLÉMENT DHERBÉCOURT

Et quand on fait cet exercice là, oui, on se rend compte que la taxation des héritages, c’est 5% en moyenne en France aujourd’hui et en ligne directe, c’est-à-dire les transmissions qui vont concerner les enfants, les petits enfants, c’est plutôt de l’ordre de 3%. Ça n’a rien à voir avec les chiffres qui circulent dans le débat public et sont concentrés sur les taux marginaux supérieurs, et je pense que du coup, il y a un enjeu de connaissance du sujet.

EMMANUEL

Donc, la semaine dernière on a vu que l’héritage générait des inégalités, et pour l’instant on sait aussi qu’il est très peu taxés.

65% des successions ne sont pas taxées, et sur les 35% restants, le taux moyen est de 5%.

Alourdir la fiscalité sur l’héritage, ce n’est pas nécessairement le premier pas vers le socialisme… ça peut même être une mesure très libérale !

Par exemple : Bill Gates, ou Warren Buffet – pas vraiment des marxistes­ léninistes – ont décidé de ne léguer presque rien de leur immense fortune à leurs enfants.

Ils croient, à tort ou à raison, qu’il faut que chaque génération fasse ses preuves, sans compter sur ses parents. Dans le cas contraire, on n’a bien sûr pas beaucoup de mérite à devenir riche… Or Buffet, comme Gates, et avant euxDurkheim, dont on a parlé dans l’épisode précédent, pensent qu’une

société juste est une société méritocratique. Où chacun peut avoir la possibilité de faire fortune, grâce à son talent et son travail, pas grâce à sa famille.

Bien sûr, on en est très loin. Mais dans cette optique, il faut commencer par réduire le poids de l’héritage. Alors, comment on fait?

Il y a deux pistes possibles : soit on taxe davantage les héritages (et ça peut recouvrir plusieurs solutions différentes), soit on agit sur autre chose que la fiscalité.

QUESTION TITRE: FAUT-IL ABOLIR L’HÉRITAGE?

EMMANUEL

Augmenter les droits de succession, est-ce une bonne idée, et comment?

CLÉMENT DHERBÉCOURT

A l’heure actuelle, le problème, c’est que on a un système qui est totalement illisible, on a à la fois des taux qui sont importants. En ligne directe, c’est 45% le taux maximum et en ligne indirecte, ça monte jusqu’à 60%. Donc,c’est quand même des taux qui ne sont pas négligeables.

Si déjà ces taux étaient appliqués, il y aurait un effet important en terme de réduction des inégalités de patrimoine hérité, en France, c’est indéniable. Le problème, c’est que ces taux là ne s’appliquent que pour des montants très, très, très élevés et donc très, très peu de gens qui sont concernés. Et que d’autre part, il y a énormément de niches fiscales dont on est absolument incapable de dire exactement si elles sont énormément utilisées, peu utilisées, dans quelle mesure elles permettent de réduire énormément ou pas les impôts payés. Et on sent bien qu’il y a des capacités très importantes de réduire son impôt. Si tu penses, par exemple, au démembrement de propriété, c’est unsujet qui est assez peu connu. Mais tu peux transmettre à tes enfants la nue propriété d’un bien et garder l’usufruitjusqu’à son décès. Si tu te prépares suffisamment à l’avance, tu vas pouvoir économiser 90% des

frais de succession que tu vas payer à ton décès, et ça, c’est une niche fiscale qui n’est pas du tout limitée.

EMMANUEL

Sur les niches fiscales, il faudrait carrément faire un épisode entier de Splash. Les abattements et exonérations d’impôts correspondent souvent à des mesures destinées à favoriser l’investissement, et à faire circuler la richesse vers les entreprises en particulier.

Dans les faits, c’est un fouillis de dispositions qui permettent surtout d’optimiser vos placements pour éviter le fisc.A commencer par l’assurance­ vie: ce type de placement est défiscalisé. Je n’entre pas dans les détails, mais tout lemonde s’accorde, à droite comme à gauche, pour dire qu’on a un droit fiscal plein de recoins et de crevasses, et qu’il faudrait commencer par le rendre plus lisible.

Pour aller plus loin, beaucoup de propositions de réformes fiscales ont déjà été formulées. Je vous en cite trois:

pour que la France ne devienne pas une société d’héritiers, il faut que le patrimoine circule, et ne soit pas accumulé au fil des générations.

CLÉMENT DHERBÉCOURT

C’est-à-dire qu’on taxe les successions quand on taxe les, ou plutôt les parts qui sont transmises à chaque héritier indépendamment, c’est à dire que si tu as un individu qui va hériter de son père, de sa mère, de son oncle, il va recevoir plusieurs donations. Le système actuel ne prend pas en compte l’ensemble de ce qui a été reçu parl’individu au cours de sa vie. Il a accès à à chaque succession. Les parts qui ont été reçues par l’individu, on a pas de vision d’ensemble et donc du coût. Dans un tel système, si tu fais des incitations pour des donations, cela vaforcément profiter aux plus riches.

EMMANUEL

À l’heure actuelle, on favorise les donations et on taxe peu chacun des héritages. À l’inverse, l’idée quedéfend Clément Dherbécourt, c’est que si vous recevez beaucoup de patrimoine de votre famille, vous payezplus d’impôt. Si par exemple vous avez reçu 100                        ooo € de donation, puis 200 000€ d’héritage, puis 50000€ de donation de la part d’un autre parent, et bien au total vous avez 350 000€ de patrimoine hérité. Sur les derniers 50 000€, le taux d’imposition sera plus élevé que sur les premiers euros reçus.

Et vice-versa : les plus pauvres seraient peu taxés. On peut également introduire dans ce système des conditions d’âge : ça paraît raisonnable de moins taxer le patrimoine reçu à 25 ans, que celui que vous recevez à 60 ans.

Est-ce qu’on pourrait aller jusqu’à abolir complètement l’héritage? Ça semble compliqué. Pour des raisons juridiques, d’abord – qui comme souvent, témoignent de toute une histoire accumulée. Taxer à 100% les successions, ça signifie ne pas respecter la liberté fondamentale attachée à la propriété privée (la liberté de faire ce que l’onveut des biens qui nous appartiennent). Et des

sociétés dans lesquelles l’héritage a été taxé à 100%, on n’en trouve quasiment aucune, à part dans l’ex-Union soviétique.

Ce serait un immense pas à franchir, socialement et politiquement. Parce que ça s’accorde mal avec l’idée que l’on sefait de l’héritage, encore de nos jours.

Selon Céline Bessière, l’une des deux co-autrices du Genre du capital, que je vous ai également présentée la semaine dernière :

CÉLINE BESSIÈRE

C’est le fait que dans les familles, il y a vraiment ce souci assez partagé que ces enfants aient un statut social, aussi bien que que soit, en fait que ça s’appelle un désir d’ascension sociale pour ses enfants ou un désir de maintien dustatut social pour ses enfants. Ça, c’est quelque chose qui est un sentiment assez partagé. Et même quand on est critique, en fait, c’est ça qui est compliqué. C’est à dire que même quand on est critique de l’héritage, on a envie queces enfants aient eu une vie aussi bien que la sienne. Donc, je pense que c’est très dur à attaquer ce truc là, en réalité.

EMMANUEL

L’héritage est attaché à la famille, et aux transmissions familiales. Il reproduit donc, et il accentue, les arrangements de famille, qui ont tendance à défavoriser les femmes – on l’a montré dans l’épisode précédent.

Donc, ça signifie qu’une autre piste pour s’attaquer aux inégalités de patrimoine, c’est précisément d’agir pour queles femmes subissent moins les stratégies patrimoniales décidées par les hommes. Un exemple, développé parSibylle Gollac, la co-autrice de Céline Bessière

SIBYLLE GOLLAC

On voit aujourd’hui que le patrimoine hérité, il est de plus en plus important pour se loger, pour payer les études de ses enfants, pour subvenir à ses besoins. Donner dans ses vieux jours est un moyen de lutter contre le poids del’héritage dans les inégalités, c’est précisément de faire en sorte que ce

patrimoine hérité compte moins. Dans le livre, on mentionne le cas d’une femme qui accepte un partage inégal au moment de l’héritage en faveur de son frère. Par ailleurs, elle raconte qu’elle a divorcé deux fois et qu’à chaque fois,elle a laissé la maison à ses ex-conjoints et que pour elle, c’est une forme de liberté qu’elle a prise. Elle n’avait pas envie de se sentir dépendre de l’argent de ses parents, ni d’avoir de conflits avec ses ex-conjoints.

EMMANUEL

Ce que cet exemple montre, parmi bien d’autres, c’est qu’il faudrait éviter que le patrimoine conduise les femmes à rester dans une relation de couple qu’elles subissent, ou bloquent les enfants dans la stratégie conçue par leurs parents. Les enfants d’artisans et de commerçants, par exemple, sont amenés à reprendre l’entreprise familiale, pour certains (souvent les hommes), et à subir cette stratégie, pour d’autres (souvent les femmes).

Comment on agit là-dessus, sachant que ces arrangements et ces stratégies se font au sein des familles?

Une première piste, c’est d’individualiser le paiement des impôts. En somme, ne plus considérer« le ménage», c’est-à-dire le plus souvent un couple et ses enfants, comme l’unité de base de la fiscalité et des prestations sociales. Céline Bessière fait à ce propos une comparaison éclairante:

CÉLINE BESSIÈRE

En ce moment, il y a quand même pas mal de groupes qui sont en train de se mobiliser là dessus sur l’allocation adulte handicapé : pourquoi est ce qu’elle dépendait des revenus du conjoint? Et bien, on peut se poser exactement la même chose pour l’allocation de soutien familial qui est versée par la CAF ou le RSA. Donc, tout ce systèmesocio fiscal qui est pensé à l’échelle familiale, c’est pas sûr du tout que ça bénéficie aux femmes en réalité. Et Sibylle le disait le système d’imposition sur le revenu, le fait qu’on soit passé à un système d’imposition à la source, mais sans interroger le fait qu’il y ait un taux d’imposition commun aux couples alors qu’il pourrait être tout à fait – Ça serait très facile à faire – individualiser pour tout le monde.

EMMANUEL

Une autre piste, c’est d’agir sur la manière dont le droit est appliqué, plutôt que seulement sur le droit.

SIBYLLE GOLLAC

Et du coup, ce qui interroge aussi, ça pose aussi la question de qui sont ces professionnel·l·es qui interviennent au moment des successions dans l’évaluation et la distribution de la richesse? Et nous, les professionnel·l·es auxquels on s’est intéressée, ce sont les notaires. Et les notaires, ils ont un statut très particulier parce qu’ils sont à la fois officiers ministériels, c’est-à­ dire que l’Etat leur confie une mission de service public, et ils sont notamment chargésde collecter les droits de succession, les droits de partage, les droits de mutation et dans le même temps, ce sont des professions libérales.

EMMANUEL

Les notaires ont un devoir de conseil envers leurs clients, qui les conduit à les aider à payer moins d’impôts. Mais aussi une mission de service public, au nom de laquelle ils collectent des impôts. C’est pour le moins étrange. Et ça les conduit également à légitimer les inégalités de patrimoine, qui sont frappées du sceau du droit par la profession. L’une des pistes pour amoindrir ces inégalités, ce serait donc de transformer les notaires en fonctionnaires. Eh oui, rien que ça. Ça ne leur plaira pas beaucoup – mais c’est une profession qui a besoin d’être réformée depuis bien longtemps. D’ailleurs, vous vous rappelez de l’épisode de Splash sur les notaires ? Quoi ? Vous ne l’avez pas écouté? Alors faites-le vite: c’est l’épisode de la saison 1.

Plus généralement, ce sur quoi insistent les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales, c’est le revirement complet auquel on a assisté depuis un demi-siècle. L’héritage semblait une idée du passé, qui avait cédé le pas face aux systèmes de solidarité publique, comme les retraites par répartition ou l’impôt progressif sur le revenu. Et aucontraire, de nos jours, on voit le poids de l’héritage s’alourdir très fortement, y compris dans la propriété des entreprises et leur management, comme l’avait montré Thomas Philippon en 2007. Donc, on ne peut pas en resterlà : tout ce qui peut contribuer à

amoindrir l’importance de l’héritage dans la destinée des générations actuelles et futures, est bienvenu. On ne taxera sans doute pas l’héritage à 100%, ni demain, ni même dans dix ans. Mais on doit avoir ce débat, démocratiquement, pour s’attaquer aux mécanismes de cette société d’héritiers qu’est devenue la société française.

Ce n’est sans doute pas un hasard si on a vu se multiplier les propositions de réformes dans ce domaine. Je ne les ai pas toutes citées, mais je finis par une dernière : Gabriel Zucman et Emmanuel Saez défendent, aux Etats-Unis, l’idée d’une taxe progressive sur le patrimoine. Ça semblait une mesure révolutionnaire il y a encore trois ou quatre ans. Et puis c’est devenu l’un des débats centraux de la primaire démocrate en 2020. À suivre…

Spla$h est une émission écrite et présentée par Emmanuel Martin Produite et montée par Marine Raut

Enregistrée et mixée à L’arrière Boutique Studio Coordonnée par Mathilde Jonin

Spla$h est une production Nouvelles Écoutes

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