EMMANUEL
Bienvenue dans Splash, le podcast qui jette un pavé dans la mare de l’économie. Aujourd’hui, on va parler de bleu, de vert, d’azur, et de notre facture d’électricité. On se penche sur EDF, une entreprise qui pourrait être largement remaniée dans les années qui viennent.
EDF fait partie des entreprises publiques, creee en 1946 par une loi de nationalisation qui a regroupé 1500 petites entreprises – dont beaucoup étaient cartellisées. Ça a longtemps été un fleuron industriel, capable de faire sortir de terre des centrales hydrauliques, thermiques à flamme, puis nucléaires, tout ça en un demi-siècle, grâce à des financements publics, mais aussi avec ses propres recettes commerciales.
Or c’est précisément le genre d’entreprises qui commence à voir son monopole sérieusement menacé. Et il se pourrait même qu’elle soit privatisée, au moins en partie.
VIRGULE TITRE
Si vous vous intéressez au marché de l’électricité, vous avez peut-être entendu parler d’Hercule, ces derniers mois. Non, pas le héros qui étrangle un lion à mains nues…
Je vous parle ici du projet conçu par le gouvernement et la présidence d’EDF, pour répondre à des exigences européennes.
Un point important à prendre en compte lorsque l’on parle de l’électricité, de la poste, ou encore du chemin de fer, c’est qu’il s’agit de produits pour lesquels existe ce qu’on appelle un« monopole naturel».
Il vaut mieux qu’une seule entreprise construise tout le réseau, plutôt que d’avoir une multitude de concurrents qui posentchacun leurs câbles ou leurs rails. Comme il y a des coûts fixes élevés, donc on fait ce qu’on appelle des économies d’échelle.
Ce sont même des coûts irrécupérables, pour certains : une fois que vous avez construit un barrage hydroélectrique, vous ne pouvez pas le déplacer, ni le revendre en pièces détachées. Le modèle d’EDF, c’était pendant longtemps une entreprise intégrée verticalement : on produit l’électricité, on gère les réseaux, et on commercialise, au sein d’une seule et même société.
Donc, EDF qui a consenti ces investissements dans les décennies antérieures a payé des centaines de milliards d’euros…mais elle est de nos jours en position de force.
Et ça, ça ne plaît pas beaucoup à la Commission européenne, ni aux Etats membres. Parce que ça donne un avantage concurrentiel énorme aux entreprises publiques que l’on appelle les « opérateurs historiques » : La Poste, la SNCF, et donc EDF.
Pour cette raison, depuis les années 90, il y a eu un effort important pour pousser les Etats membres de l’Union européenne, dont la France, à ouvrir ce genre de marchés à la concurrence. Vous ne vous faites plus livrer vos colisuniquement par La Poste. Et de la même manière, vous pouvez acheter votre électricité à une autre entreprise qu’EDF. C’est le cas depuis plus de vingt ans, en fait!
Comment on a organisé l’ouverture du marché à la concurrence? Il fallait que de nouveaux fournisseurs, c’est-à-dire denouvelles entreprises, entrent sur le marché. Mais ces nouvelles entreprises n’avaient pas de centrales électriques. Elles pouvaient construire des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques, mais pas des centrales nucléaires: ça coûte extrêmement cher.
Donc, on a réglementé les tarifs. Les énergies renouvelables, comme l’éolien ou le photovoltaïque, ont des tarifs garantis. Jacques Percebois, économiste à l’université de Montpellier, nous explique:
JACQUES PERCEBOIS
Les concurrents d’EDF, ils ont très peu construit de centrales parce qu’on avait dit on va les aider, et puis, ils vont concurrencer EDF et puis grâce à ça, ils vont se positionner sur le marché, puis vont construire des nouvelles centrales. Ils n’ont pas construit de centrales. Pourquoi ? Essentiellement parce que la demande n’a pas beaucoup monté. Elle est restée relativement stable depuis 2010. Et donc pas besoin d’investir massivement. On est plutôt en surcapacité. La deuxième raison, c’est que quand on a investi, que ce soit en France ou dans les autres pays européens, les investissements ont été dans les renouvelables. Mais les renouvelables ne sont pas vendus au prix du marché. Lesrenouvelables bénéficient de ce qu’on appelle des prix d’achat garantis. Quand, par exemple, un opérateur choisit de construire une éolienne ou de faire du photovoltaïque, on lui garantit, par arrêté ministériel en France, un prix d’achat sur une vingtaine d’années. Bon,
alors, ce prix est garanti. Il est relativement rémunérateur. Il est bien au dessus du prix du marché.
EMMANUEL
Encore à l’heure actuelle, c’est plutôt une bonne affaire de construire des éoliennes à cause de ces tarifs garantis: c’était une manière d’encourager l’investissement, en faisant en sorte que les revenus des producteurs ne soient pas tropvariables d’une année sur l’autre. Parce que l’électricité, ça s’achète et ça se vend à un prix qui peut être très volatil – jevais y revenir plus tard.
Mais on a aussi inventé une manière, pour les concurrents d’EDF, d’acheter pas trop cher de l’électricité nucléaire, sansavoir à construire de centrales eux-mêmes.
C’est la loi NOME, en 2010, qui a introduit ce principe. Jacques Percebois:
JACQUES PERCEBOIS
On a dit : « on va faire de la concurrence dans la production ». Ceux qui veulent produire de l’électricité en France peuvent le faire. Mais il y a eu un problème spécifique à la France, c’est que EDF était en situation de monopole etnotamment bénéficiait d’un atout majeur qui était le nucléaire, en partie amorti.
Donc, les concurrents d’EDF, à l’époque, ne pouvaient pas produire de l’électricité dans des conditions concurrentielles, avec EDF et GDF qui avaient un avantage comparatif. Parce qu’il faut bien voir qu’au début de l’ouverture, les prix dupétrole et du gaz étaient là. Et donc, les concurrents d’EDF pour produire de l’électricité, devaient la produire avec dugaz, soit avec du fuel, soit éventuellement du charbon. Et le prix des fossiles était relativement élevé à l’époque et donc ils ne pouvaient pas, en quelque sorte être compétitifs. Raison pour laquelle, à la demande de la Commission européenne, on a dit, « écoutez, on ne démantèle pas le nucléaire et EDF conserve tout le nucléaire, mais devra vendre une partie deson nucléaire, en l’occurrence 25%, c’est à dire 100 térawatts/heures sur les 400 de l’époque, à un prix qui sera le prixauquel le nucléaire revient à EDF », c’est-à-dire qu’on met les concurrents d’EDF sur le même niveau qu’EDF en termes decoûts. Donc, EDF doit vendre à prix coûtant. Donc une partie du nucléaire est vendue à prix coûtant.
EMMANUEL
C’est ce qu’on appelle l’ARENH : l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique.
Ça fait dix ans qu’EDF vend une partie de sa production nucléaire à ses concurrents. Évidemment, ça ne fait pas plaisiraux agents EDF, qui disent souvent que dans une centrale nucléaire à quatre réacteurs, « une tranche sur quatre travaille pour la concurrence ».
Et de surcroît le prix auquel EDF vend cette électricité nucléaire a été fixé à un niveau assez bas : 42 € pour un MWh, soit un niveau très proche du coût de production. Autant dire qu’on prive EDF d’une partie de ses profits. Mais ça permetde faire émerger de la concurrence… sur la fourniture d’électricité.
Si vous avez bien suivi, dans le processus de production de l’électricité, il n’y a qu’une petite partie qui est vraiment en concurrence, à l’heure actuelle:
- La commercialisation du produit. Elle peut être faite par EDF ou par d’autres: Direct Energie, Engie, etc.
- Mais en amont, les réseaux de distribution et de transport restent gérés par des filiales d’EDF : respectivement, Enedis et RTE. Et elles, elles sont publiques. Pas question d’introduire de la concurrence ici : c’est un vrai monopole naturel.
- Et encore plus en amont, l’essentiel de la production est assuré par EDF, grâce notamment à ses centrales nucléaires et à ses barrages hydrauliques.
Au total, les coûts de production sont générés à 95% par des infrastructures qui appartiennent à EDF, et par des taxes. C’est seulement sur 5% du prix (le commerce) qu’il y a de la concurrence.
Et si vous avez bien suivi, vous avez aussi compris que cette concurrence est largement artificielle : sans les tarifs garantis et l’ARENH (l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), les concurrents d’EDF ne feraient pas le poids.
Or, ce dont se plaint EDF, c’est que le prix de l’ARENH est trop faible.
JACQUES PERCEBOIS
Donc, grâce au nucléaire vendu à prix coûtant, ils pouvaient concurrencer EDF. En fait, ils achetaient le nucléaire nonpas au prix du marché, mais à un prix qui est plus bas, qui était plus bas que le prix du marché. Simplement, ils ont réussi à concurrencer EDF. Et puis, il est arrivé la situation de 2018-2019 où ils ont demandé plus d’ARENH qu’ils n’en avaient ledroit d’en demander. La demande était supérieure à ce qui était prévu dans le positif de 2010-2011. Raison pour laquelle on adit « écoutez, au lieu d’avoir 100 térawatt/heure, vous pourrez avoir
250 », mais il faut l’autorisation de Bruxelles et surtout, il faut l’autorisation de
Bruxelles pour qu’en contrepartie, le prix de l’ARENH soit augmenté. Donc, Bruxelles n’est pas contre le fait qu’on modifie le système d’ARENH mais à condition que la réforme de l’ARENH soit subordonnée à la mise en place du projet Hercule.
EMMANUEL
On en vient donc à ce fameux projet au nom de héros mythique: ça devrait être la solution pour répondre à plusieurs problèmes à la fois, et notamment pour permettre à EDF d’augmenter le prix auquel elle fournit des électrons à ses concurrents.
En quoi consiste Hercule ? Pas facile de le résumer, parce que le projet est encore en discussion. Mais on peut en dégager la logique générale.
On séparerait EDF en plusieurs entités, avec des couleurs différentes, dans le projet initial :
- « EDF bleu » correspondrait aux centrales nucléaires, au thermique à flamme, et aux réseaux. Elle resterait 100% publique. L’idée est que cette société puisse bénéficier de subventions publiques, car elle gère des « infrastructures essentielles ». Ce n’est pas gagné, parce que ça repose sur une négociation avec la Commission européenne. La France cherche notamment à persuader d’autres pays européens que le nucléaire est une bonnemanière de produire de l’énergie avec très peu d’émissions de CO2, ce qui permettrait de justifier qu’on lesubventionne, si je résume. C’est ce qui est en jeu dans la négociation européenne sur le classement des activités économiques plus ou moins vertes. C’est ce qu’on appelle la taxonomie : c’est le registre des activités économiques en fonction de leur empreinte écologique.
- Deuxième société indépendante : « EDF vert » regrouperait les renouvelables, le commerce, et Enedis – bref, tout ce qui rapporte du cash immédiatement, notamment en raison des tarifs réglementés et des taxes. Enedis, par exemple, a des recettes grâce au tarif d’utilisation publique des réseaux d’électricité (le TURPE), ce qui lui permet de faire des profits en faisant en quelque sorte payer un droit de passage sur ses câbles aux fournisseurs d’énergie.
- Une dernière société, « EDF azur », regrouperait l’électricité hydroélectrique, qui pose des problèmes spécifiques de droit de la concurrence. Il faudrait en théorie que les concessions des barrages soient mises en concurrence, mais EDF freine des quatre fers, et a inventé à cet effet l’idée d’une « quasi-régie », 100% publique elle aussi,pour échapper
au droit européen de la concurrence.
Ça, c’est juste pour dessiner ce à quoi devrait ressembler EDF à l’avenir. Mais pourquoi aurait-on besoin de ce découpage?
Et bien parce qu’EDF a besoin d’argent.
Les centrales nucléaires construites, pour certaines, dans les années 1970, vont voir leur durée de vie prolongée.
La facture est salée, comme l’explique Jacques Percebois:
JACQUES PERCEBOIS
Le parc actuel a été construit pour durer une quarantaine d’années.
Si on veut le prolonger, c’est pas comme si on voulait prolonger votre voiture en disant finalement, elle fera un an oudeux ans de plus. Si vous voulez prolonger le parc, il faut des conditions, c’est-à-dire qu’il faut des conditions de sûreté. Pour faire ça, il faut changer quasiment tout parce que les autorisations de prolongation sont données pour 10 ans, 10 ans par 10 ans, par l’Autorité de sûreté nucléaire française. Et donc, à ce point là, il faut faire ce qu’on appelle le grand carénage, c’est-à-dire des investissements qui consistent à changer à peu près tout. Il n’y a que deux choses qui ne sont pas changer, c’est l’enceinte de confinement et, la cuve. Donc, la première idée, c’est qu’on peut avoir intérêt à prolonger non pas tous les réacteurs parce que la loi française prévoit qu’on en prolonge seulement certains.
EMMANUEL
Au total, les coûts sont estimés par EDF à 41 milliards.
Mais il faut aussi y ajouter 47 milliards pour construire de nouvelles centrales nucléaires – les fameux EPR, de nouvelle génération si possible, moins coûteux que celui qui est en construction à Flamanville.
(Au fait, on parle ici de continuer à produire beaucoup d’électricité nucléaire. Je ne défends pas particulièrement cette option plutôt qu’une autre, pour des raisons écologiques ou que sais-je. Il se trouve que c’est la voie choisie par EDF, et donc par la France, et qu’il y a des chances pour qu’on continue à en avoir beaucoup besoin à l’avenir.)
Scinder EDF en trois sociétés, ça permettrait de faire en sorte que le nucléaire continue à être bien financé – c’est-à-dire financé par des fonds publics.
En contrepartie, EDF accepterait que l’ARENH soit étendue à toute l’électricité nucléaire, avec un prix plus élevé – c’est-à-dire que ses concurrents aient accès à toute la production nucléaire d’électricité.
Et EDF pourrait donc, à terme, se séparer de sa filiale« verte», parce que c’est elle qui intéresse le plus les investisseursprivés. Et c’est là qu’on commence vraiment à parler de privatisation: faire entrer de nouveaux acteurs au capital del’entreprise, qui pour l’instant est à 84% possédé par l’Etat.
Ouvrir le capital d’EDF, ça permettrait donc de l’alimenter en argent frais au moment où elle en a besoin.
Mais attendez : ce sont les centrales nucléaires, et pas les réseaux, qui demandent des dizaines de milliards d’euros d’investissements à l’avenir… Donc, il faudrait que les capitaux récupérés par EDF vert puissent financer… EDF bleu. Et ça, en réalité, ça supposerait que les sociétés ne soient pas séparées de manière parfaitement étanche!
JACQUES PERCEBOIS
Le problème, c’est qu’aujourd’hui, EDF n’est pas en mesure d’emprunter suffisamment sur le marché, donc elle est trèssoucieuse d’avoir une aide d’Etat. Ce qui, en soi d’ailleurs, n’est pas trop discutable. Parce que finalement, on aide bien les renouvelables à travers des prix garantis ou à travers des primes. Donc, pourquoi ne pas faire la même chose si on justifiele développement du nucléaire ? Mais la Commission européenne dit« Je suis d’accord, à condition que vous fassiez cetteréforme institutionnelle» C’est ça un peu sa logique. Si voulez, on peut régler le problème de l’ARENH, régler le financement du nouveau nucléaire…mais évidemment, les syndicats disent qu’en fait ça revient à un démantèlement de l’entreprise. La direction d’EDF dit: on maintient une certaine cohérence, c’est une entreprise intégrée. Ça, c’est de l’intégration façon puzzle parce que vous avez plusieurs sous-ensembles. Evidemment si vous les mettez ensemble, ça fait une unité, mais fonctionnant chacun dans leur coin, la cohérence des décisions est pas garantie.
EMMANUEL
Il y a deux problèmes ici : d’une part, le coût du capital, d’autre part, le démantèlement de l’entreprise.
Commençons par le premier. Si EDF doit se débrouiller seule, et sans aide de l’Etat, pour financer presque 90 milliards d’euros d’investissements dans les décennies à venir, il va falloir faire appel aux marchés financiers. Le problème, c’est précisément que l’on parle d’investissements très lointains, dont on a du mal à évaluer la rentabilité sur plusieurs dizaines d’années à l’avance. Surtout que les prix de l’électricité – pas pour les clients finaux, mais sur le marché de gros – varient énormément, à court terme.
Ça tient à un phénomène purement physique: des Mégawatts d’électricité, ça ne se stocke pas. Une fois qu’ils sont produits, il faut les vendre tout de suite.
Donc, sur le marché européen – qui est connecté par des câbles qui vont au-delà des frontières de la France – on achète et on vend de l’électricité chaque jour, et même chaque heure :
JACQUES PERCEBOIS
Donc, il existe 24 prix par jour, donc un prix chaque heure. J’ai regardé le prix aujourd’hui. Aujourd’hui, les prix sont bas parce qu’il fait beau relativement. Il fait chaud. Aujourd’hui, il y a une température supérieure à ce qu’on attendait. La demande est pas très importante. Donc, ce matin, à 9 heures, le prix l’électricité était à 60 euros le mégawatt/heure, à 15 heures, aujourd’hui, le prix est à 5 euros le mégawatt/heure.. Vous voyez? Il y a des cas, des cas exceptionnels où le prix peut s’envoler. Il peut atteindre 100, 200 euros le mégawatt/heure dans certaines circonstances. Il est même allé au delà.
EMMANUEL
Un produit qui se vend à des prix aussi variables, ça n’encourage pas les investissements de long terme – sauf s’il y a… des tarifs garantis ! C’est pour ça qu’Enedis attire les investisseurs: on connaît à l’avance le montant de ses recettes, ça se calcule facilement sachant le montant du Turpe (le tarif qu’Enedis facture pour emprunter les réseaux).
En revanche, pour financer des investissements dans le nucléaire, on risque d’avoir un peu plus de mal… donc EDF paiera des taux d’intérêts élevés, si l’Etat ne la soutient pas. Ça, c’est un vrai risque industriel : qu’on aime ça ou non, le parc nucléaire d’EDF continuera à produire la majeure partie de notre électricité dans la décennie à venir, et sans doute plus tard.
Le fait que son renouvellement et sa sécurité soient soumis à des conditions de financement très étroites, ça peut être très inquiétant.
Et plus généralement, difficile de faire produire de l’électricité nucléaire au coût le plus faible possible, si l’on veut préserver toutes les règles de sûreté. J’ai posé la question à Philippe Page Le Mérour, représentant syndical CGT à EDF, qui est résolument opposé à Hercule, notamment pour cette raison:
PHILIPPE PAGE LE MÉROUR
On fabrique, on transporte, on distribue et on vend de l’électron. Cette vente d’électrons serait intégralement soumise au marché. Au delà du simple fait que c’est un processus de privatisation, cela a bel et bien d’autres conséquences à l’avenir. Parce que nous considérons également que asservir le parc nucléaire au marché est très dangereux parce que dans le projet, il y aura des volumes garantis décidés deux ans avant, c’est-à-dire que le parc nucléaire devrait fournir tant de térawatt/heures unité d’énergie deux ans avant. Donc, ça veut dire des pressions supplémentaires sur la maintenance des réacteurs. Cela veut dire finalement ça. Pour nous, c’est un non-sens.
EMMANUEL
Deuxième problème : la gestion de l’entreprise scindée en trois sociétés. Comment on fait pour s’assurer que la stratégied’une filiale n’entre pas en contradiction avec celle des autres ?
Dans le pire des cas, imaginez que la société qui s’occupe des réseaux augmente la facture pour la société qui commercialise l’électricité. Dans ce cas c’est votre facture qui finit par augmenter, quel que soit votre fournisseur, d’ailleurs. Idem si les coûts de production du nucléaire augmentent plus vite que prévu. Il y a un organe qui s’occupe de réguler ce genre de prix: la Commission de régulation de l’énergie.
Mais si EDF bleu est l’entreprise qui définit l’essentiel des coûts de production, et qui les fait supporter aux autressociétés, en aval, et bien la régulation peut s’avérer très difficile.
PHILIPPE PAGE LE MÉROUR
Et en plus, dans la période de lutte contre le réchauffement climatique, franchement, on a besoin de complémentarité de nos moyens de production et sûrement pas de tronçonner morceau par morceau. Et là, c’est le projet. On va être tronçonné morceau par morceau. Une société qui portera la production hydraulique, une société qui portera laproduction nucléaire. Une société qui
portera la production de l’année. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué, chef?
EMMANUEL
Ce que défend Philippe Page Le Mérour, et avec lui plusieurs syndicats d’EDF, c’est le modèle d’une entreprise intégrée, réglementée par la puissance publique.
Bien sûr, dans d’autres pays, il y a des producteurs d’électricité en concurrence les uns avec les autres, depuis longtemps, et qui peuvent d’ailleurs être régulés par une autorité indépendante. Mais en France, pourquoi créer de la concurrence sur un marché qui s’en accommode mal.
Ce que défendent la direction d’EDF, mais aussi le gouvernement, c’est un projet qui ferait d’EDF un gros producteur, avant tout, capable de rivaliser avec d’autres entreprises à l’international.
J’ai cherché à avoir l’avis des dirigeants de l’entreprise – j’en ai contacté plusieurs. Malheureusement, ils et elles avaient des raisons multiples de ne pas témoigner dans un entretien enregistré.
Peut-être parce que le projet est encore en discussion, entre le cabinet de Bruno Le Maire, la Commission européenne, etla présidence d’EDF… sans que les cadres de l’entreprise soient très au courant, d’ailleurs. Et à vrai dire, tout ce que jeviens de vous raconter sur le périmètre du projet, son déroulement, et même son nom… pourrait être remis en question très bientôt.
Le 6 avril dernier, un article du Monde estimait que le gouvernement je cite :
« [jouait] sa dernière carte pour sauver le projet Hercule ». Les négociations sont compliquées parce qu’elles impliquent quatre acteurs à la fois : la direction d’EDF, les syndicats, le gouvernement, la Commission.
Et les pendules ne sont pas toutes réglées sur la même heure. La Commission européenne cherche avant tout à faire respecter les règles de la concurrence… et elle a tout son temps.
À l’inverse le gouvernement voudrait avancer vite, pour boucler ce dossier, si possible, avant mai 2022 (vous voyez pourquoi? Je vous laisse deviner).
Deux jours après la publication de cet article dans Le Monde, j’ai interviewé Philippe Page Le Mérour. C’était pile lejour de l’anniversaire des 75 ans d’EDF:
PHILIPPE PAGE LE MÉROUR
C’est la question du monopole sur l’activité qui doit venir aussi en débat. Le bout de la lorgnette par laquelle il faut prendre, ce n’est pas uniquement ce qu’on dit. C’est quel service pour la collectivité ? Quel service pour le pays ? Est ceque c’est un meilleur gage d’efficacité à la fois pour le climat, pour l’économique et le social dans le pays demain d’avoir un monopole public ou d’être dans la situation où on est aujourd’hui ? C’est vraiment un débat qu’il faut ouvrir.
Pourquoi en 2021, on ne peut pas discuter sereinement de cette affaire ? Le monopole public est définitivement perdudans l’histoire ? Pourtant, il semble que si on compare – et c’est pour ça que c’est un excellent cas d’école parce qu’ EDF a 75 ans, 75 ans, aujourd’hui, elle a vécu deux tiers de ses 75 ans dans le cadre du monopole public. Et puis finalement, ces 25 dernières années, en un siècle, dans un décor de concurrence. Eh bien, regardons dans quel cas a été le plusefficace.
EMMANUEL
Finalement, ce que défend la CGT, c’est que l’ouverture du marché à la concurrence n’a pas fonctionné.
Elle n’a pas fait baisser les prix : à peine 50€ par an dans les estimations les plus favorables, d’après Jacques Percebois -et encore, il faut prendre en compte la stagnation de la demande.
Et elle n’a pas permis l’émergence d’acteurs qui contestent le monopole d’EDF… sauf lorsqu’ils sont favorisés par la réglementation.
Bon alors, qu’est ce qu’on en pense du projet Hercule? Faut-il privatiser EDF?
- Si l’on pense que le monopole historique d’EDF est injustifiable, alors clairement il faut trouver des moyens de le réduire. Mais à vrai dire… c’est déjà fait, notamment grâce à l’ARENH, dont le tarif peut être rediscuté.
- Quant au projet de réorganisation de l’entreprise, c’est en fait une autre question. Découper EDF en plusieurssociétés étanches les unes aux autres, ça risque d’être compliqué, d’un point de vue industriel. Et ça ne séduit pas grand-monde, pour dire le moins.
À suivre…
Spla$h est une émission écrite et présentée par Emmanuel Martin Produite et montée par Marine Raut
Enregistrée et mixée à L’arrière Boutique Studio Coordonnée par Mathilde Jonin
Spla$h est une production Nouvelles Écoutes