EMMANUEL
Bienvenue dans Splash, le podcast qui jette un pavé dans la mare de l’économie. Aujourd’hui, on va parler de dettes privées, de vagues de chômage, et de politique industrielle.
On se penche sur un phénomène étrange : les zombies. Ou plutôt les entreprises zombies, qui ont tendance à se multiplier en ce moment… et c’est un peu inquiétant.
Si vous n’avez jamais vu de film de zombies, en deux mots, de quoi s’agit-il
? Eh bien de morts-vivants, qui survivent sans qu’on sache bien pourquoi ni comment, et qui s’attaquent aux êtres humains, généralement pour leur dévorer le cerveau. On a du mal à s’en débarrasser parce que, précisément, ils sont déjà morts, même s’ils bougent encore.
Quel rapport avec des entreprises ? Eh bien parmi les quatre millions d’entreprises que compte la France, ily en a chaque année qui naissent, et d’autres qui meurent – parce qu’elles font faillite, parce qu’elles arrêtent de produire, ou encore parce qu’elles sont rachetées par une autre entreprise. Mais… certaines ne disparaissent pas, alors qu’elles sont en état de mort clinique, avec un endettement important mais pas assez de revenus pour le rembourser. Ce sont elles, les zombies : des entreprises mortes-vivantes, quidevraient être balayées par la concurrence, mais qui ne le sont pas. Comment ça se fait? Est-ce que c’est aussi dangereux que des vrais zombies ? Et comment éviter l’invasion?
VIRGULE TITRE
Commençons par un constat un peu étrange : en 2021, il y a eu largement moins de défaillances d’entreprises que d’habitude. C’est ce que rappelle Nadine Levratto, directrice du laboratoire Economix, à l’université Paris Nanterre:
NADINE LEVRATTO
Alors, la première chose qui s’est passé quand même durant cette crise, qui a au début un peu surpris, et qui ensuite été très bien expliqué c’est que le nombre de faillites a diminué et a diminué de manière
considérable : 37% entre 2019 et 2020. Lorsqu’on regarde un petit peu, l’évolution des défaillances en France avant 2008/2009 elles étaient environ autour de 30 ooo. La crise de 2008-2009 a énormément changé les choses puisqu’elles ont doublé au début du choc de la crise financière. On est passé jusqu’à 63 ooo et quelques faillites par an. Ce qui était à un niveau jamais vu. Et elles ont un petit peu baissé. Mais on est resté sur un palier haut. Et donc, là, la surprise, ça a été qu’on a vu cette baisse et un taux de défaillances par procédure collective donc – qui est a qui est arrivé autour de 35, 37 je crois. Et là on se dit waouh, qu’est ce qui se passe? Alors que l’économie va extrêmement mal, comment peut- on avoir concomitamment une diminution du nombre de faillites?
En fait, ce n’est pas si étonnant, si on tient compte de deux choses:
- D’une part, les entreprises françaises, comme ailleurs en Europe, ont largement bénéficié de mesuresde soutien telles que des prêts garantis par l’Etat, des reports de cotisations, et du chômage partiel. Elles ont donc compensé l’absence de recettes commerciales par du cashdirectement issu des dépenses publiques, ou de prêts bancaires. Or ces dispositifs n’ont fait aucun tri entre les entreprises viables et celles qui étaient en fin de vie – lorsque l’on sort la lance àincendie, on arrose tout ce qu’on peut, y compris les zombies.
- D’autre part, les tribunaux de commerce ont été fermés, donc incapables d’organiser concrètement la liquidation judiciaire des entreprises défaillantes, ou leur rachat par un concurrent, par exemple. En effet, comme le rappelle Nadine Levratto, la disparition d’une entreprise n’a absolument rien d’un phénomène naturel:
NADINE LEVRATTO
La défaillance de l’entreprise, c’est une procédure collective, c’est un concept juridique et donc lesdéfaillances au sens faillite, quand on parle des entreprises zombies, on imagine la disparition de l’entreprise à grand fracas. Donc là, il y a le passage par la case tribunal de commerce qui qui intervient. Et donc, tout ça,ce sont des problèmes de politiques publiques. Il y a des morts naturelles, d’entreprises, ce qu’on appelle les sorties qui peuvent se passer de différentes manières. Vous avez des sorties par le haut quand vous avez un rachat d’entreprise, par exemple, le numéro SIREN ou identifiant de l’entreprise disparaît, mais l’activité nedisparaît pas complètement puisque une partie de l’actif va être transférée dans une autre entité. Donc, il y a une disparition formelle dans les fichiers d’entreprises, mais une partie de l’actif, une partie de la production est en fait intégrée dans une autre entreprise. Elle va croître et d’ailleurs, et c’est pour cela que vous avez dessauts de croissance quelquefois – quand vous suivez les données individuelles d’entreprise – vous avezun saut de
croissance, et ce n’est pas l’accumulation interne, c’est une fusion ou une acquisition, c’est la sortie par lehaut. Après, vous avez la sortie par le bas qui ne passe pas par le tribunal de commerce, mais qui correspondent simplement à des fermetures d’entreprises qui ne portent pas une dette nécessitant l’intervention des créanciers pour récupérer une partie de leurs dus. On tire le rideau, comme on dit, parfois de manière imagée, et l’entreprise ferme en silence et elle disparaît des fichiers.
EMMANUEL
Donc, il y a plusieurs dizaines de milliers d’entreprises en France qui attendent de mourir, sans pouvoir aller jusque-là, tout simplement parce que les institutions qui devraient organiser leur sortie du marché et leur liquidation ont été arrêtées, et ont accumulé un retard important.
Parmi ces dizaines de milliers d’entreprises, il y a des auto-entrepreneurs qui ont trouvé un travail salarié,des exploitants agricoles qui sont partis en retraite, ou des PME qui attendent d’être rachetées par un plus grand groupe: des situations assez normales, somme toute. Mais il y a aussi des entreprises peu performantes, qui ont accumulé des dettes pendant des années, et qui seraient incapables de lesrembourser… si elles n’avaient pas eu accès aux largesses de la dépense publique. Ce sont elles que l’on peut qualifier de zombies.
D’ailleurs, quelle est la signification exacte de ce terme ? On trouve plusieurs définitions dans la recherche en économie, qui reprennent généralement au moins deux des trois critères suivants:
- Ce sont des firmes qui ont plus de frais financiers que de résultats. Autrement dit, elles utilisent le peu d’argent qu’elles gagnent pour rembourser leurs créanciers, sans y parvenir complètement.
- Elles ont un endettement croissant: de plus en plus de dette, parce que les intérêts s’additionnent plus vite que les maigres remboursements qu’elles parviennent à faire.
- Et elles n’ont pas de perspectives de profits futurs.
Ok, on parle donc d’entreprises sous-performantes, voire carrément en perdition. Du coup, normalement,elles devraient finir par ne plus trouver de financement, et par laisser place à d’autres, plus productives donc plus profitables. Du moins, ce serait le cas sur des marchés parfaits, où l’allocation des capitaux se fait en fonction des perspectives de profits futurs.
Si l’on constate la persistance des zombies, c’est donc que le financement est très abondant, et surtout très facile d’accès – le financement public, mais aussi le financement bancaire. C’était le cas initialementdans les
années 90, au Japon: ce qu’on a appelé la« décennie perdue», avec une croissance très faible, mais aussi des taux d’intérêt quasi-nuls, et une politique monétaire qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour faire repartir l’investissement. Résultat: le système bancaire japonais a maintenu en vie des firmes peu productives voire promises à la disparition : c’est à ce moment-là que le terme« entreprises zombies» a été inventé.
Dans le cas français, on trouve des exemples qui datent d’avant la crise du covid, comme celui-ci, que Nadine Levratto développe à partir des recherches d’un collègue :
NADINE LEVRATTO
Vous avez en France, les travaux de Dominique Redor, qui a beaucoup utilisé la base SINE – systèmed’information sur les nouvelles entreprises
-, qui mettent l’accent sur cette dimension là et qui montre même que les entreprises créées par les chômeurs sont beaucoup plus fragiles que les autres, mais ne meurt pas tout de suite parce que ils bénéficient de l’aide à la création et à la reprise d’entreprise aux chômeurs, des exonérations de cotisations sociales et parfois de la consommation de l’épargne née de la vague du licenciement. Et donc au début l’entreprise vit justement sur ces subsides provenant du public. Mais dès qu’elle doit devenir autonome, n’y arrive pas. Et donc, hop, là, on passe en procédure simplifiée de faillite au tribunal de commerce.
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Dans cet exemple, il y a en effet une faillite. Mais bien souvent, les sorties d’entreprises ne sont pas comptabilisées, parce qu’elles ne sont pas déclarées immédiatement, et que les sources font défaut pour en rendre compte. C’est bien sûr encore plus le cas en 2021, vu le retard pris dans ces démarches suite aux mesures de confinement.
Mais après tout, pourquoi c’est un problème que des entreprises ne ferment pas ? S’il reste des firmes peu efficaces, mais qui versent des revenus à leurs travailleurs, et qui produisent tant bien que mal, ça ne paraît pas si grave, non ?
Il y a plusieurs manières de répondre à ça.
Premièrement, ça pose un problème d’efficacité productive : les travailleurs, les capitaux, toutes les ressources qui sont employées par les firmes zombies pourraient être plus productives ailleurs, dans des entreprises plus performantes. Dans ce cas, elles recevraient une meilleure rémunération – c’est-à-dire de meilleurs salaires, pour les travailleurs. Ça pose carrément un problème de croissance, à terme. Les recherches de Ryan Banerjee et Boris Hofmann, par exemple, montrent qu’une part
importante de firmes zombies a un impact négatif sur la croissance de la productivité, le principal moteur dela croissance à long terme. Toutefois, en France, les estimations du nombre d’entreprises zombies avant 2020 tournaient autour de 2 à 6%: pas de quoi s’inquiéter pour le long terme.
Deuxièmement, à plus court terme, il faut justement prendre en compte le fait que tout le cash déversé par les Etats depuis les mesures de confinement, correspond à des prêts et à des reports de cotisations qu’il faut un jour rembourser. Et si la facture arrive trop brutalement, on peut s’attendre à une vague de défaillancesd’entreprise, largement supérieure à la moyenne annuelle. Nadine Levratto:
NADINE LEVRATTO
Et il y a eu de la part de l’Etat une demande auprès des créanciers publics de ne pas réclamer le paiement deleurs dettes. Et aujourd’hui encore, cela continue puisque les fameux prêts garantis par l’Etat bénéficient d’un différé de paiement qui a été annoncé au début de l’année et dans lequel s’engouffrent nombred’entreprises. La question, c’est de savoir est ce qu’il y aura un moratoire partiel total, comme on l’a vu àmaintes reprises dans le secteur agricole ? Ou pas ? Là, ça a été la première explication de la diminution du nombre de faillites. Est ce qu’il va y avoir rattrapage ou pas? Pour l’instant, on ne voit rien de particulier entermes de reprise des sorties sur les premiers chiffres de l’année 2021. Et donc, on a des données de la Banque des règlements internationaux qui montrent que derrière cette absence de purge du tissu productif s’accumuleraient des tas d’entreprises zombies.
Ça, c’est un risque à prendre au sérieux. En temps normal, les milliers de petites entreprises qui se créent et qui disparaissent chaque mois, c’est aussi habituel que les naissances et les morts en démographie: leschiffres sont élevés, mais ils suivent des tendances assez stables. En revanche, un gros pic de plusieurs dizaines de milliers de défaillances en quelques mois, ça signifierait une augmentation brutale du chômage. Précisément l’inverse de ce dont on a besoin en sortie de crise.
Et une dernière chose à prendre en compte, c’est que les défaillances d’entreprise ne sont pas desévénements isolés, comme une espèce animale qui perdrait quelques individus, bientôt remplacés parde nouvelles naissances. Au contraire : par exemple, la fermeture d’une grosse usine, ça a des conséquences en chaîne.
NADINE LEVRATTO
La question, c’est par quoi on remplace les entreprises qui sortent ? Et quand vous avez des grands sites industriels qui ferment, Bridgestone par exemple, et qu’on remplace une entreprise, un établissementde 860
salariés par une centaine de micro-entrepreneurs, vous n’avez pas du tout le même tissu productif. On parle toujours de ce pauvre Schumpeter pour décrire ce processus de remplacement. Mais bon, s’il était vivant, il pousserait des cris parce que vous remplacez pas une entité qui a du capital immobilier, ducapital productif accumulé, des savoir-faire intégrés comme ça par des laveurs de carreaux ou des baraques à frites.
EMMANUEL
Ça, c’est le coeur des travaux de Nadine Levratto, qui est très important à prendre en compte. Joseph Schumpeter, auquel elle fait ici allusion, c’est l’auteur d’une théorie des cycles économiques qui repose sur une idée simple: le capitalisme est un processus de destruction créatrice. Oui, bien sûr, il y a des marchands de charrettes qui ferment et qui licencient des ouvriers, parce que les gens achètent plutôt des automobiles. C’est triste pour les entreprises en faillite, et pour le chômage que ça occasionne, mais au bout du compteça permet de faire naître de nouveaux secteurs d’activité, de fabriquer de nouveaux produits, et mêmede créer des emplois ! Donc, même si c’est douloureux, il faut que les entreprises nouvelles chassent lesplus anciennes, et tant mieux si ça se fait rapidement : c’est le signe d’une économie dynamique ! – Vous aurez compris que là, je résume Schumpeter en deux mots.
Mais dans la période actuelle, et à court terme, on ne peut pas raisonnablement souhaiter que toutes les entreprises sous-performantes mettent la clé sous la porte du jour au lendemain. Déjà, parce que ça ferait brutalement augmenter le chômage pendant plusieurs mois. Mais aussi parce que ça aboutirait à ce que desrégions entières soient dévastées.
NADINE LEVRATTO
Bien sûr, il y a des emplois à la clé, mais pas seulement. Si, en étant le plus économiciste possible, une entreprise qui ferme, c’est une perte pour le tissu productif, ça peut avoir des conséquences sur les autres entreprises aussi. Sur certains territoires, quand vous avez un opérateur de taille moyenne qui ferme, ça va fragiliser des clients et des fournisseurs. Et donc, ça fait – passez moi l’expression – une dent creuse dans le tissu de production qui va fragiliser les relations amont-aval qui sont les plus directes. Et donc, par ricochet, ça peut avoir un effet de diffusion qui va atteindre déjà le territoire proprement dit, mais quipeut aussi atteindre les territoires voisins puisque avec deux collègues, on avait beaucoup travaillé sur l’effet de diffusion géographique des faillites. Et il y a des processus de diffusion en tache d’huile avec ce que l’on appelle des effets de débordement ou de l’auto-corrélation spatiale. C’est-à-dire que quand vous avez – là, on avait travaillé à l’échelle des départements parce que les données sont disponibles avec àcette échelle là – quand vous avez un
département où les faillites se multiplient, et bien on voit en certains endroits des couronnes de départements ou des points froids qui vont se former où il y a une hausse concomitante des faillites dans les départements voisins. Donc, il y a un processus économique, un processus de diffusion géographiqueet maintenir l’activité d’entreprises, y compris en les aidant, c’est une mission de politique publique.
EMMANUEL
Pour éviter que l’arrêt des mesures de soutien aux entreprises ne se transforme en catastrophe sociale, il fautdonc y aller progressivement, en fermant le robinet très doucement, et pas d’un seul coup. En fait, les Etats setrouvent dans la situation délicate où ils aimeraient arrêter de creuser leurs déficits, sans pour autant déclencher des vagues de faillites. Et du côté de la banque centrale, le problème est le même : s’il y a beaucoup d’entreprises zombies, c’est aussi parce que les taux d’intérêt sont historiquement faibles… mais ilne vaut mieux pas les remonter d’un seul coup, pour les mêmes raisons !
Une des manières d’éviter ça, c’est de réformer les procédures juridiques de défaillances d’entreprise. On en parle beaucoup en ce moment : il s’agirait de faire en sorte que les tribunaux de commerce ne soient pas engorgés pendant des mois, ce qui contribue à rendre la situation illisible pour les entreprises menacées defaillite, et pour leurs créanciers – et un banquier qui ne sait pas quand il va être remboursé de son prêt, c’est un banquier stressé. Personne n’aime les banquiers stressés, surtout pas les autres banquiers: ça les fait stresser à leur tour.
Bref, il faut donner un horizon plus court et plus dégagé aux entreprises qui seront pour certaines liquidées, pour d’autres rachetées, et d’autres, capables de continuer leur activité. Mais on ne verra pas une immense vague de faillites et donc de chômage s’abattre sur la France, d’après Nadine Levratto:
NADINE LEVRATTO
Il y a une limite physique et humaine au nombre de faillites puisque même si vous avez des procéduressimplifiées qui prennent seulement deux mois : gérer une faillite, c’est complexe, ça prend du temps. Il y a des procédures. Justement, quand elles sont grandes, il faut trouver des repreneurs… Il y a toute une série d’étapes dans le processus. Vous pouvez entrer en liquidation directe, mais s’il y a un redressementjudiciaire qui est décidé parce que le juge de commerce trouve qu’il y a des choses à sauver, ça va prendre encore plus de temps. Donc déjà, il y a cette limite qui est imposée par la procédure. Ensuite, si l’Etat considère que la minimisation du nombre de faillites est un objectif collectif à atteindre, il
peut demander aux créanciers publics et négocier avec les banques pour différer le recouvrement de la dette qui ainsi permettrait aux entreprises d’avoir un peu plus de trésorerie disponible pour faire faire autre chose et pour payer les créances qui sont les plus prioritaires. Donc, il y a cette manière d’influencer les sorties par le canal des faillites.
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Mais plus généralement, le dilemme auquel on est confronté, ça montre la dépendance des entreprises au financement public à la fois les subventions, les allègements et reports de cotisations, les crédits d’impôt et à un financement monétaire très peu cher. Distribuer de l’argent magique, c’est à la fois absolument nécessaire pour maintenir à bout de bras ce qu’il reste de croissance dans la zone euro, et clairement insuffisant… car ça laisse survivre les zombies.
Et puis ça crée des effets d’aubaine : si toutes les entreprises peuvent bénéficier de conditions de financement favorable, pourquoi s’en priveraient-elles, même les moins performantes ?
Les économistes qui craignent l’accumulation de zombies préconisent souvent une autre mesure pour que les défaillances ne soient pas trop cruelles, et touchent seulement les moins performantes : il faudrait renforcer les fonds propres des entreprises. En clair, leur apporter du capital de manière durable, et passeulement des prêts bancaires garantis par l’Etat. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne convainc pas beaucoup Nadine Levratto:
NADINE LEVRATTO
Ça fait au moins 30 ans que l’on entend ce discours sur les fonds propres. « Les entreprises françaises manquent de fonds propres. Les entreprises françaises sont sous capitalisées. Les entreprises françaises en haut de bilan qui est trop faible. » Et on a mis en place toute une série de mesures pour qu’elles reconstituent justement leurs marges et puissent réinvestir les exonérations de cotisations sociales, des exonérations fiscales, là, on vient de sortir la baisse des impôts de production, tout ça pour reconstituer les fonds propres. Bilan de l’affaire, ce qu’on voit, c’est que c’est une partie de cet argent dans les très grands groupes est consacré à des rachats d’actions. Donc, en termes d’accumulation de capital et d’innovation, c’est assez moyen puisque c’est juste pour reverser une partie de cet argent aux actionnaires. Et de l’autre, on est toujours en situation de sous investissement. L’explication étant « non, mais on n’est pas allé assez loin dansce processus là. » Donc, il faut peut être arriver au point où – suivant les évaluations qui ont été faites de cesdispositifs qui montrent que finalement, le crédit impôt recherche, les exonérations de cotisations socialesça ne marche pas si bien que ça – et se dire comme on
le fait dans d’autres domaine : les emplois aidés, ça marche pas et bien on les arrete et on en fait autre chose. Là, on arrête pas. On a une autre logique. Les évaluations sont négatives, mais on en tire la conclusion que les mesures qui ont été mises en place n’ont pas été assez fortes.
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Là, on entre dans un débat très politique – d’ailleurs, vous avez dû le remarquer, c’est souvent la conclusionà laquelle on parvient dans Splash: il n’y a pas une bonne recette que les économistes recommandent à tous les coups, mais des débats de politique économique qui restent ouverts. Nadine Levratto rappelle ici un résultat empirique : les études sur les effets des allègements de cotisations, et sur la baisse de la fiscalité surles entreprises, n’ont pas démontré qu’elles étaient favorables à la croissance ni à l’emploi. La dernière en date, c’est une vaste méta-analyse faite par Philipp Heimberger et Sebastian Gechert, qui vient tout juste desortir, et qui confirme ce constat.
Face à cela, il y a un choix à faire :
- Soit, pour épurer le marché de ses entreprises sous-performantes, on laisse tomber les subventions (sous la forme de réductions d’impôts, principalement, en France), et la destruction créatrice de Schumpeter fera le tri. C’est une optique libérale, mais remarquez que l’on peut très bien conserver un niveau d’imposition identique
: il s’agirait surtout d’éviter les effets d’aubaine, tels que le Crédit impôt recherche, qui prive l’Etatde 6 milliards d’euros chaque année alors qu’il a zéro effet observable sur l’innovation, comme vient de le démontrer une énième fois un récent rapport de France Stratégie.
- Ou alors – et c’est l’optique de Nadine Levratto – on fait plus attention au financement public quel’on distribue aux entreprises, sur deux points. D’abord, on leur demande des contreparties sonnantes et trébuchantes. Et surtout, on donne des financement pour des projets collectifs, comme des pôles de compétitivité où plusieurs entreprises peuvent bénéficier d’infrastructures communes, et d’unaccès privilégié à la recherche et à l’innovation. On évite les aides individuelles, qui consistent simplement à saupoudrer des fonds publics sur des milliers d’entreprises auxquelles on offre descrédits d’impôts.
NADINE LEVRATTO
Alors, il y a des tentatives, par exemple les pôles de compétitivité, c’est une manière de sortir de ces aides individuelles aux entreprises qui ont des effets très moyennement moyens. Les territoires d’industries,c’est aussi
une façon de travailler différemment. C’est-à-dire qu’au lieu d’aider l’entreprise isolément, au lieu d’injecter l’aide directement dans l’entreprise, on va dire « on finance des projets collectifs ». Plusieurs avantages : d’abord, vous obligez les entreprises à coopérer et là on sait que c’est quand même une façon de faire monter le niveau général, de savoir faire, de productivité, de connaissances au sein des entreprises. Deuxièmement, vous fixez les entreprises aux territoires parce que quand vous travaillez dans – lâchons lemot-, un écosystème entrepreneurial, il y a un plus fort ancrage aux territoires qui fait que il est plus difficilede se déplacer en France ou au-delà des frontières nationales. Et en plus, vous créez une sorte d’appel d’airau niveau du marché local du travail puisque il y a une plus grande diversité de postes qui vont pouvoir êtreproposés du fait même de l’augmentation de la taille des projets. Donc, je plaide – mais bon, on n’est pas très nombreux – pour un déplacement des aides individuelles vers les aides collectives.
EMMANUEL
Des aides collectives aux entreprises en fonction de projets stratégiques pilotés par l’Etat, ça porte un nom : c’est de la politique industrielle. Et pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer dans cetépisode, c’est très mal vu de la part des Etats européens. Ce serait peut-être le moment de revenir là-dessus…
Alors, conclusion : est-ce que les entreprises françaises ont été zombifiées par la crise du covid? Pour unepetite partie d’entre elles – bien moins de 10%, même avec une définition large – malheureusement, oui. Elles survivent à coups d’aides publiques et de prêts pas chers, alors qu’elles devraient laisser la place à d’autres.
Est-ce que c’est grave ? Ça risque de le devenir si l’on retire la perfusion d’argent public trop vite : dans cecas, les effets en chaîne d’une vague de défaillances seront désastreux : on voit le taux de chômage et laprécarité s’envoler brusquement, et le climat des affaires se dégrade, ce qui entraîne encore moinsd’investissement donc des pertes de croissance.
Mais comme tout le monde le sait, pour l’instant, les banquiers centraux aussi bien que les ministres des finances veulent avant tout rassurer les entreprises, même les zombies : on va organiser une sortie de criselente et progressive, et les aides publiques ne vont pas disparaître d’un coup.
Le paradoxe, c’est que les libéraux aussi bien que les keynésiens sont d’accord sur un point : le capitalisme français est peuplé d’entreprises accro à la dépense publique, qui ne sont pas assez capable d’investir, d’innover, et d’embaucher, mais qu’on continue à exonérer d’impôts faute de mieux… et c’est un équilibre desous-emploi!
Un dernier point, pour finir. Vous connaissez sans doute cette habitude ancienne chez les psychanalystes,de demander à être payés en liquide par
leurs patients, pour que ces derniers sentent ce que leur coûte la cure. On en a déjà parlé dans un précédent épisode de Splash, d’ailleurs. Eh bien c’est l’inverse, pour les boîtes françaises : pour ne pasparaître distribuer des fonds publics directement aux entreprises, on a mis en place des dispositifs quasiment automatiques d’allégements de fiscalité et de dépenses sociales. Donc, lorsqu’on leur réclame de nouveau des impôts et des cotisations sociales, c’est d’autant plus douloureux!
En somme, la menace qui plane sur les entreprises françaises, c’est sans doute moins la zombification, que l’addiction à la dépense publique. Et pour filer la métaphore, une addiction, ça se traite rarement en supprimant d’un seul coup la substance addictive. Il s’agit plutôt de trouver une manière plus intelligente, et plus productive, de dépenser de l’argent public pour produire autre chose que des effets d’aubaine.
Spla$h est une émission écrite et présentée par Emmanuel Martin Produite et montée par Marine Raut
Enregistrée et mixée à L’arrière Boutique Studio Coordonnée par Mathilde Jonin
Spla$h est une production Nouvelles Écoutes